Déficit et dette publics : Les règles budgétaires sont-elles adaptées aux pays en développement ?
Sékou SONKO – Expert en Finances publiques – Pastef France
Dans son discours de politique générale, le premier ministre Ousmane SONKO a défini une nouvelle trajectoire budgétaire qui alliera « une consolidation progressive vers un déficit budgétaire de 3 % dans un horizon d’au maximum trois (3) ans, et une prise en charge maitrisée des investissements structurants et de soutien à la production, ainsi que des dépenses sociales et climato-sensibles ». A l’horizon 2029, l’encourt de la dette publique devra être « ramené sous la barre des 70% du PIB », conformément aux critères de convergences de l’EUMOA.
Mais d’où vient l’idée de ces règles ? Sont-elles efficaces ? ou, une contrainte inutile ?
Suspendues pendant quelques années en raison de la pandémie de Covid-19, les règles budgétaires de l’UEMOA sont de nouveau en vigueur.
Conformément au Pacte de convergence, de stabilité, de croissance et de solidarité, les États membres de l’UEMOA doivent maintenir leur déficit en dessous de 3 % du PIB et leur dette en dessous de 70 % du PIB.
Dans son dernier rapport d’audit des finances publiques, la Cour des comptes indique que ses objectifs fixés sont en effet largement dépassés : le déficit public du Sénégal atteignait 12,30% du PIB en 2023, et la dette 99,67 %.
Dans un contexte de dérapage des comptes publics, les règles budgétaires de l’UEMOA ont-elles encore un sens pour des pays en développement comme le Sénégal ? Ou bien sont-elles devenues obsolètes ?
Des limites fixées pour discipliner les Etats sur le plan budgétaire
Les règles budgétaires imposant aux gouvernements le respect des seuils pour certains agrégats budgétaires, comme le déficit ou la dette, trouvent leurs fondements théoriques dans les études académiques des années 1970 et 1980.
Deux principaux arguments justifient alors leur adoption. Le premier argument s’appuie sur les principes de l’économie politique, notamment ceux développés par l’école des choix publics s’inscrivant aux Etats-Unis dans une dynamique de remise en question de l’Etat providence, depuis les années 1960. Ainsi, ces règles ont pour objectif de discipliner les gouvernements et de réduire leur « biais en faveur du déficit ». D’après cette école de pensée, les gouvernants poursuivent souvent leurs propres intérêts, notamment leur réélection. Cela les incitent naturellement à manipuler les variables budgétaires à des fins électoralistes : par exemple, en augmentant les dépenses publiques avant une élection pour séduire les électeurs, puis en les réduisant une fois réélus (les fameux cycles politico-budgétaires).
Par ailleurs, les dirigeants politiques ont tendance à utiliser la dette publique comme un outil stratégique : soit pour contraindre les choix de leurs successeurs, soit pour influencer leur propre électorat, ou encore pour asseoir leur image de dirigeants compétents en se présentant comme ceux qui s’attaquent à la réduction de la dette.
Le second argument est lié à une problématique de rationalité économique. Un État peut accumuler une dette excessive en raison d’un problème « d’incohérence temporelle » : les citoyens rationnels ne font pas confiance aux promesses budgétaires des gouvernements, car ils anticipent que ces derniers peuvent modifier leurs politiques à l’avenir. Cette perte de crédibilité peut empêcher les gouvernements, même bien intentionnés, de mettre en œuvre des politiques socialement souhaitables. La seule solution consiste à restreindre leur prérogative discrétionnaire en fixant des règles rigides, qui les obligent à suivre une trajectoire préétablie dans le temps.
Ces deux arguments ont conduit au succès théorique des règles budgétaires qui édictent des cibles strictes, telles qu’un ratio de dette souvent fixé à 70 % du PIB (basé sur une moyenne historique à long terme) et un déficit limité à 3 % du PIB.
D’après la base de données sur les règles budgétaires du FMI, 92 des 96 pays étudiés en 2015 appliquaient au moins une règle, contre seulement 5 pays en 1985.
Des règles souvent contre-productives dans la plupart des pays sous-développés
Bien que l’argument de l’inconséquence temporelle des dirigeants publics soit difficilement contestable, l’argument d’économie politique mérite d’être questionné. Obliger les gouvernements à ne pas manipuler les variables budgétaires repose davantage sur des mécanismes de transparence que sur l’adoption de règles rigides. Dans les faits, le consensus dans la recherche académique est aujourd’hui clair : ces règles fixes sont souvent contre-productives.
D’une part, elles empêchent souvent les États de mettre en œuvre des politiques contracycliques de relance en période de crise.
C’est précisément pour cette raison que les règles de l’UEMOA ont été suspendues pendant la pandémie de Covid-19, afin de permettre aux États de soutenir leurs économies. Cette situation soulève un paradoxe : à quoi sert une règle censée s’appliquer en tout temps si elle doit être suspendue en période de crise ?
D’autre part, ces règles rigides freinent le développement des nations à long terme en limitant les investissements publics, notamment dans les infrastructures et le capital humain. Enfin, elles portent de réels risques de déstabilisation de l’économie de ces Etats fragiles.
Nécessité de réinventer de nouvelles normes flexibles pour les pays en développement
Plusieurs critiques ont donc été dirigées contre la rigidité excessive de ces règles budgétaires sans remettre en cause leur existence. C’est dans ce cadre que l’idée de règles plus souples, dénommées « seconde génération », a vu le jour. Ces nouvelles approches cherchent à offrir aux États notamment en développement une plus grande flexibilité, tout en préservant une discipline budgétaire visant à assurer la soutenabilité de leur dette publique à long terme.
C’est dans ce contexte par exemple qu’au sein de l’Union européenne en 2018, la Commission européenne s’est engagée à réformer le cadre de gouvernance budgétaire de l’Union. Cela a marqué le début d’un véritable « remue-ménage » académique, pour reprendre l’expression ironique d’Henri Sterdyniak, dont le but était de proposer de nouvelles règles. L’idée principale était de mettre en place des règles dont les cibles de dette (ou de déficit) seraient ajustées en fonction du cycle économique. Ainsi, en période de récession, ces objectifs seraient temporairement assouplis pour permettre aux gouvernements d’augmenter leurs dépenses.
Une autre solution serait d’introduire des clauses de sauvegarde, comme cela a été fait lors de la crise du Covid-19. Certains analystes suggèrent d’adopter des cibles de court terme, où la dette ne devrait pas dépasser un certain seuil sur une période de cinq ans, en fonction des spécificités de chaque pays. Fixer le ratio d’endettement sur cinq ans serait politiquement plus réaliste que de définir une trajectoire sur plusieurs décennies, cette échéance étant alignée sur la durée du mandat exécutif.
La souplesse des règles s’accompagne néanmoins donc d’une complexité croissante. Il ne suffit plus de définir des cibles d’endettement claires, mais également de fixer des seuils à partir desquels ces règles peuvent être assouplies ou remises en cause. Il faudra même déterminer l’horizon temporel pendant lequel elles doivent être respectées.
In fine, si les règles rigides sont si contreproductives et les règles flexibles si difficiles à appliquer, ces contraintes budgétaires présentent-elles encore un réel intérêt ?
Des contraintes budgétaires à élaborer pour juguler l’inflation
Dans le contexte post Covid-19 et de reprise de l’inflation, les règles budgétaires conservent un intérêt souvent sous-estimé. En effet, la période récente a été marquée par une forte « dominance budgétaire », où les gouvernements, en adoptant des politiques budgétaires expansionnistes, ont limité les options de la BCEAO, malgré sa relative indépendance. Celle-ci a dû adapter sa politique aux choix des États, notamment en rachetant massivement des titres d’emprunt public. Dans ces conditions, où la Banque centrale suit les décisions gouvernementales, la théorie fiscale des prix (« une hausse des impôts induit une baisse des prix et une hausse de la dette en termes réels »), développée dans les années 1990, peut redevenir pertinente.
Cette théorie stipule que le niveau des prix est déterminé par la dette publique, ainsi que par les prévisions des programmes d’imposition et de dépenses futures, et non directement par la politique monétaire. Ainsi, l’introduction d’une règle budgétaire, même flexible, pourrait avoir un effet direct sur l’inflation : en limitant la trajectoire du déficit, elle pourrait contribuer à limiter la hausse des prix.
Les théories visant à réformer les normes budgétaires sont loin d’atteindre leur limite car, définir ces règles ne se résume pas à de simples calculs techniques, mais soulève des enjeux plus profonds de théorie économique. A ce jour, les modèles standards utilisés par les grandes institutions, comme les modèles « Dynamiques stochastiques d’équilibre général » (DSGE), peinent à évaluer de manière fiable la soutenabilité des dettes publiques et à envisager la persistance de l’inflation, comme l’a souligné Stiglitz en 2018. Il est donc essentiel de repenser la gouvernance budgétaire de l’UEMOA et d’élaborer des règles réellement efficaces en repensant les bases de la théorie macroéconomique. La nouvelle dynamique insufflée par le nouveau régime politique sénégalais peut grandement y contribue s’il veut mettre en œuvre la rupture qui est au centre de sa « Vision Sénégal 2025 ».
Tout compte fait, le problème réside moins dans les taux du déficit et/ou de la dette que dans la manière et pourquoi nos Etats s’endettent.