L’oralité africaine et ses garde-fous (Par Malé Fofana)
« L’art de parler n’a pas de secret pour nous »
Djibril Tamsir Niane
Les feuilletons télévisés qui fleurissent actuellement au Sénégal m’ont rappelé que dans la société, les cérémonies populaires sont parfois l’occasion pour certain-e-s d’humilier une personne envers qui ils/elles ont peu d’estime… Attendre le jour où quelqu’un réunit une rare audience, sous la tente de cérémonie, pour dire le mal qu’on pense de lui (souvent d’elle) !! Cela est peut-être une vieille pratique, mais pas d’une manière si verte, ouverte, parfois injurieuse et obscène…
Voici une dérive, une corruption de nos principes et valeurs, que nous semblons adopter par manque de connaissances de notre culture. En principe, nul n’a besoin d’apprendre sa culture.
Mais si la chaine de transmission, comme c’est notre cas, a été corrompue, si notre histoire a été pervertie, et nos ancêtres divertis. Si les traces de pas de nos anciens ont été brutalement brouillés, comme le vent de sable, les empreintes des coursiers Touareg, alors, un travail de reconnexion est, bel et bien, nécessaire…
On va bien devoir la réapprendre, cette civilisation. Ceci nous mènera vers la renaissance dont parlait Cheikh Anta Diop….
La valeur orale en question
Pour revenir au principe des joutes verbales citées plus haut, elles sont bien enracinées dans notre culture. Il est possible de le retrouver, aujourd’hui, dans la lutte sénégalaise, lors des fameux « face-to-face ».
Les rappeurs qui font de l’égotrip s’y essaient aussi, à cloche-pied. Pourquoi copier les rappeurs américains, alors que ceux-ci ne font qu’une pâle copie du verbe de leurs ancêtres gladiateurs africains (j’ai la nostalgie de Okonwo). Qu’ils aillent se ressourcer auprès de Mame Gorgui Ndiaye, qu’ils apprennent de Doudou Baka Sarr, qu’ils tendent une oreille attentive à Double Less, Ibrahima Ndiaye Fallang…..
Et pourtant. Mohamed Ali, le boxeur, par quelque magie, a retrouvé la fibre maternelle du vieux continent. Il a fait connaitre au monde entier la stratégie du bakk (le champ panégyrique) dont l’objectif est de prendre un ascendant spychologique sur l’adversaire. Mais deux conditions à respecter: prendre de la hauteur autant dans les mots que les idées évoquées, mais aussi, être prêt à assumer ses propos : quoi qu’on dise sur le poduim, le faire sur le terrain ….Whatever I say I am willing to back it up.
Une belle leçon pour les politiciens. Bien souvent, ceux-ci, surtout d’Afrique, affectionnent et fonctionnent par effet d’annonce. Des décisions, des lois annoncées, énoncées sur le papier déclaré haut et fort, alors que la volonté n’y est pas; les moyens pour assurer la faisabilité, non plus. Ils espèrent que ces décrets soient appliqués comme par magie.
C’est considérer avec une pauvre légèreté le lourd fardeau de l’héritage de l’oralité…
La joute verbale est donc bien enracinée dans l’âme noire africaine. Par contre, à bien y regarder, ce qui se passe dans le cercle social, dans l’arène politique ou sportive, est un pervertissement d’une valeur bien établie. Que fait-on de la bienséance, de la protection de la face de soi et celle de l’autre? Dans la tradition orale, la parole se portait dans le respect des règles de l’art. Le wolof est une langue bien particulière, les langues humaines ont en général trois différents registres : les niveaux familier, neutre et soutenu. Mais au-delà de ces trois-là, le wolof a un quatrième registre, qui est le niveau isotérique. Ce registre permet à deux individus initiés de mener une conversation complète avec des enjeux de la plus haute importance, sans que les personnes présentes, non concernées, y comprennent un traitre mot.
Khanju-La-libertine et Ndaté-la-vertueuse
Vous rappellez-vous la pièce de théâtre qui illustre l’histoire de Khanju et Ndaté?
Il s’agit l’histoire de deux femmes au comportement opposé, amies depuis la plus tendre enfance. Quand Khanju-La-libertine eut l’opportinuté de se marier en premier, Ndaté-la-vertueuse se fit passer pour elle, le jour de la nuit de noce, pour, dans une société bien conservatrice, sauver l’honneur et la réputation de son amie….. Bien des années plus tard, quand elles eurent des foyers bien établis, pendant une période de sècheresse, Ndaté-la-vertueuse eut besoin, de façon répétée, d’un coup de main de son amie, plus nantie (small kindness, cela me rappelle al maa’uun, 107 ). Celle-ci le lui refusa sèchement avec des propos choquants (Albaqarah 2-264). Profondément blessée, Ndaté-la-vertueuse fit dire par sa jeune fille à Khanju-la-libertine cette réplique dont vous vous rappelez surement « Interpelle-la à trois reprises, puis dis-lui ma mère dit que « teen bi gueun’oon’a fee deek mu root rootaleella » (Il fut une période où l’eau du puits était bien plus rare, et pourtant elle a tiré de l’eau, et en a tiré pour toi). Cet échange de propos s’est fait par l’intermédiaire de la jeune fille de Ndaté-la-vertueuse. L’innocente jeune fille ne comprenait pas le plus petit sens du contenu de ces messages.
Voilà une pièce de théâtre qui traite d’un sujet pour adulte, que toute une famille peut s’asseoire et regarder ensemble, des plus jeunes aux plus âgés. Chacun ne comprendra que ce qui est de son âge, et de son niveau… C’est bien des années plus tard que j’en ai compris la trame, bien ficelée de nuance, de finesse et d’esprit.
Rappelez-vous aussi de la pièce de théatre Yaadikkoon qui traitait de la différence de valeurs entre la ville et le village. Le prénom de l’héroïne de cette histoire est, en réalité, un message, une phrase qui veut dire litteralement : c’est toi (Yow yaa) qui était venue (dikkoon). Le principe des noms-phrases est aussi une réalité qui magnifie la culture africaine. Rappelez-vous du roman de René Maran, premier roman nègre, Batouala (bats-toi là), ou encore L’Étranger de Albert Camus, avec le personnage de Meursault (meurs seul!). Mais Yaadikkoon est aussi un clin d’œil significatif au calvaire des mères victimes de fausses couches répétées, qui essaient de conjurer le mauvais sort en donnant à leur enfant des noms commeYaqq mbootu (couche, berceau gaspillé), Yaaxam (c’est toi qui sais, autrement dit, fais-en ce que tu veux), Kenbugul (Personne n’en veut)….
Comparé aux séries télévisées actuelles, c’est surement ce manque de subtilité que Moussa Sène Absa soulignait quand il parlait des séries modernes sénégalaises, et de la différence entre le cinéma et la télévision. C’est comme quand Spike Lee (auteur de MalcolmX , Do the right thing) traitait les films de Tyler Perry de fast-food cinématographique.
Voilà, résumé, un pan de l’oralité,
auguste principe, qui n’a de valeur, qu’accompagné d’une intégrité morale sans faille,
une des perles précieuses de l’Afrique-mère,
marque de la société noire,
à sauver à tout prix,
à embrasser,
profondément.
Malé Fofana PhD
ComUnicLang-Bataaxel
Cabinet de communication
Linguistique, Sciences du langage et Communication
Sherbrooke, Québec, Canada
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