vendredi 19 avril 2024
Kaddud Ndawi Rewmi

Nouvelles licences de pêche pour les entreprises étrangères : quand le gouvernement brade un secteur stratégique !

Le gouvernement du Sénégal est sur le point d’accorder 52 licences de pêches à des entreprises étrangères ; une décision très controversée car elle a mis en lumière plusieurs problématiques : économiques, juridiques et environnementales.

En effet, les licences de pêche octroyées par le gouvernement sénégalais offrent la possibilité aux entreprises de pêche sénégalaises de demander un agrément « Entreprises Franches d’exportation », statut leur permettant de bénéficier de mesures d’incitation fiscales très avantageuses en contrepartie de l’obligation d’exporter plus de 80% de leur production, hors zone FCFA. De plus, notons un recrutement possible de personnel 100% étranger ; exonérations d’impôt ; transfert des bénéfices réalisés à l’étranger entres autres.

Sous couvert de partenariats entre investisseurs étrangers minoritaires dans le capital de ces sociétés, et nationaux majoritaires détenant au moins 51%, les entreprises franches d’exportation nuisent au développement du secteur de la pêche et au développement économique du pays.

Le but recherché et non assumé est d’obtenir une balance commerciale positive. Il convient de rappeler que la pêche est le premier secteur économique au Sénégal (3,2% du PIB national et 12% du PIB du secteur primaire). De plus, les statistiques à l’exportation qui incluent l’activité de ces entreprises franches d’exportation sont faussées dans la mesure où les recettes ne reviennent pas en réalité à des sénégalais, et par ricochet, créent un manque à gagner dans les caisses de l’État. Notons d’ailleurs que les dernières statistiques disponibles auprès de la Direction des Pêches datent de 2017.





Une absence de contrôle de l’activité des navires de pêche industrielle

D’un point de vue légal, le titre 3 du code de la pêche stipule : « l’obligation d’embarquer au moins un observateur est prévue pour tous les navires de pêche industrielle sans discrimination. Cette obligation contribuera à mieux contrôler les activités des navires de pêche industrielle ». Très peu de navires de pêche respectent cette obligation, et certains ont même interdit l’accès à leur navire à toute personne qui se dit observateur et enfreint délibérément la loi. Le rôle des observateurs est pourtant essentiel pour la sauvegarde des ressources halieutiques du pays. En effet, ils veillent au respect de la règlementation sur les rejets, à la conformité des filets de pêches, et la collecte des données statistiques. La raréfaction de certains poissons comme le Mérou (« Thiof ») est une conséquence directe de l’absence de contrôle par les observateurs.

Les populations souffrent également de la surexploitation des ressources dans la mesure où moins de 20% des captures réalisées par les bateaux de pêche sont vendues localement. L’épuisement des réserves de poissons expose les populations à un risque alimentaire, et à une dégradation du tissu économique local, le poisson est un apport nutritif riche en acide gras essentiel pour la santé avec un concentré en omega3 qui prévient les maladies cardiovasculaires et protège le cerveau humain.

La menace environnementale est réelle

Dans le domaine environnemental, l’absence de données agrégées sur le type de pêche, la quantité réelle de capture, ainsi que les zones classées « espace de reproduction prioritaire » a une conséquence directe sur l’écosystème.

Les récentes rumeurs sur l’octroi de licences de pêche aux navires chinois sont source d’inquiétude car les espèces visées sont les Démersales, vivant en eaux profondes. En effet, les fonds marins se divisent en quatre parties, de la surface au plancher : les espèces Pélagiques (thon, hareng, maquereau, sardine, anchois…) ; les espèces démersales (merlu, merlan, morue, dorade, mérou « Thiof ».) ; les espèces Démersales Profonde (congre, raie, homard, moules.) ; enfin les espèces Benthiques (palourde, araignée, sole, crevettes, crabe, coquilles saint jacques…).

Rappelons tout de même que les navires chinois ont longtemps pratiqué la pêche illégale dans les eaux de l’Afrique de l’ouest en toute impunité. Cette situation s’est renforcée devant l’incapacité des États à protéger leurs zones économiques exclusives en y consacrant des moyens adéquats pour lutter contre la pêche illégale.

La vie des pêcheurs mise en danger et le métier décrié

Le Sénégal est un pays doté d’un littoral long de 718 kilomètres qui s’étend de Saint-Louis à Cap-Skirring. Le secteur, qui comptait environ 2857 pirogues en 1958 a connu une vague de motorisation un peu avant les indépendances. Dès l’année 1973, une nouvelle technique de pêche « la senne tournante coulissante » consistant à encercler un banc de poisson à l’aide d’un filet rectangulaire est introduite au Sénégal.

Toutefois, le vrai tournant a eu lieu entre 1980 et 1990, décennie durant laquelle de nombreuses licences de pêche sont attribuées à des bateaux étrangers (Union européenne, Chinois, Coréens, Russes…) avec pour conséquence, un amenuisement significatif des ressources Halieutiques du Sénégal.

Cette rareté des poissons dans les eaux oblige les pêcheurs sénégalais à aller de plus en plus loin en mer, jusque dans les eaux de Guinée Bissau, Guinée, Libéria et Mauritanie, et ce, au péril de leur vie (un pêcheur sénégalais a été tué par des gardes côtes mauritaniens en janvier 2018). Autre conséquence tragique, elle est à l’origine d’une vague d’immigration clandestine sans précédent ( le fameux « Barça ou barçakh ») à compter des années 2000.

Les nombreux efforts mis en œuvre pour la réorganisation de la pêche sénégalaise depuis l’Indépendance n’ont pas produit de résultats significatifs et le processus d’octroi et de contrôle des licences de pêche reste très opaque à ce jour.

Vers une meilleure gestion des licences de pêches.

Aujourd’hui, il est urgent de réaliser un audit sur le processus d’attribution des licences de pêche, afin de quantifier le nombre de licences qui ont été délivrées et sanctionner les irrégularités.

La mise en place de transpondeurs (émetteurs de signaux) à bord des Navires ainsi qu’une obligation de débarquement des navires vers leur port d’attache contribueraient de manière concrète à la lutte contre la pêche illégale (volume et types de poissons pêchés).

Le Sénégal doit gagner en souveraineté dans le 1er secteur de son économie en investissant dans une industrie navale digne de ce nom. Cela passe par la construction de bateaux performants « Made in Sénégal » gérés par des armateurs sénégalais, et, permettrait la réappropriation de la manne économique générée par la pêche, qui profite principalement aux armateurs étrangers.

Premières victimes de l’attribution massive des licences, les pêcheurs artisanaux doivent être davantage représentés dans les instances de décision. Ces derniers doivent pouvoir bénéficier d’un accompagnement de l’Etat en vue de professionnaliser leur métier à travers la formation aux nouvelles techniques de pêche et la structuration de leur activité au sein de sociétés de pêche artisanale.

Aussi, le respect de l’environnement, doit être une priorité absolue. La règlementation sur les techniques de pêche pour éviter les pertes de filets fantômes (filets perdus en mer) qui ont une conséquence néfaste sur le développement des coraux doit être renforcée. Une réelle politique des rejets permettrait de limiter les captures abusives.

Une meilleure gestion des licences est donc la clé de voute d’une pêche sénégalaise durable et vertueuse qui placerait l’intérêt national au-dessus de toute considération. Le Sénégal doit entrer dans une phase de modernisation du secteur de la pêche axée sur un développement local inclusif.

COMMISSION AGRICULTURE ELEVAGE PECHE (MONCAP_FRANCE)




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