Les marchés publics au Sénégal
Les marchés publics font régulièrement l’objet de l’actualité au Sénégal comme récemment avec la polémique née des marchés de fourniture de distribution des denrées alimentaires dans le cadre de la crise de l’épidémie de covid-19. La récurrence de ce sujet n’étonne guère car les marchés publics constituent un mode d’action privilégié des pouvoirs publics. Ainsi, en 2017, 4055 marchés publics d’une valeur de 1545 milliards de francs CFA ont été recensés d’après le rapport de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP).
De ce fait, il est utile de clarifier cette notion de marchés publics à nos compatriotes afin qu’ils appréhendent mieux les problématiques afférentes.
Qu’est-ce qu’un Marché public ?
Le code des marchés publics (article 4. 24e), définit les marchés publics comme un « contrat écrit, conclu à titre onéreux par une autorité contractante [autorités publiques] pour répondre à ses besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services […] » moyennant un prix.
Les marchés publics sont conclus par les autorités publiques que sont :
- l’Etat, ses services décentralisés et les organismes non dotés de la personnalité morale placés sous son autorité ;
- les établissements publics ; agences et sociétés à participation publique majoritaire ;
- les collectivités locales, les groupements mixtes et établissements publics locaux ;
- les associations formées par les personnes visées précédemment.
En principe, L’Etat et les autres acteurs publics ne sont pas libres de conclure les contrats de marchés publics avec n’importe quelle entreprise. Ces contrats doivent être conclus à la suite d’une procédure de mise en concurrence (cf. infra) avec l’entreprise qui a proposé la meilleure offre au meilleur prix.
Objectifs des marchés publics
La loi du 30 juin 2006 modifiant la loi n° 65-61 du 19 juillet 19965 portant Code des Obligations de l’Administration prévoit que la commande publique poursuit deux principaux objectifs :
- l’efficacité de la commande publique :
- Satisfaire le besoin préalablement défini par l’acheteur public ;
- Respecter les délais fixés en interne pour mettre en œuvre le marché ;
- Respecter le budget alloué à la dépense ;
- la bonne utilisation des deniers publics : choix de l’offre économiquement la plus avantageuse
En outre, les marchés publics constituent un outil de régulation économique susceptible de :
- de favoriser le développement des petites et moyennes entreprises à travers le principe de l’allotissement (article 8 CMP) et la sous-traitance(possible jusqu’à 40% du marché) ;
- la préférence nationale, locale ou communautaire (UOMOA) des entreprises et produits (article 28 loi 30 juin 2006 et article 50 CMP).
Principes généraux fondamentaux des marchés publics
L’article 24 de la loi 2006 portant code des obligations de l’administration dispose que la conclusion des contrats d’achat par les acheteurs publics :
- « exige une définition préalable des leurs besoins par ces acheteurs publics ;
- suppose l’existence de crédits suffisants ;
- doit respecter les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures ».
Ces derniers principes se déclinent comme suit :
La liberté d’accès à la commande publique
- procéder à une publicité la plus large possible sur le marché
- choisir une durée de marché raisonnable de manière à relancer régulièrement la mise en concurrence entre les candidats
- rédiger les termes du marché avec objectivité pour ne pas privilégier certains candidats
- ne pas exclure une entreprise qui répondrait à toutes les conditions du marché
L’égalité de traitement des candidats qui doivent :
- bénéficier d’un même traitement
- recevoir les mêmes informations
- concourir selon les mêmes règles de compétition
La transparence des procédures de passation qui implique :
- une publicité préalable du projet
- des termes du contrat clairs et objectifs ;
- toute décision prise par l’autorité publique doit être motivée ;
- l’acheteur public doit pouvoir prouver qu’il fait son choix de bonne foi
La méconnaissance de ces principes de mise en concurrence entraîne la nullité de la procédure de passation ou du marché conclu sur recours de toute personne intéressée au bon déroulement de la procédure.
Fonctionnement du système des marchés publics
Ce point doit être envisagé à travers, le processus de mise en concurrence (a) et le contrôle de la régularité des marchés (b).
a) La procédure de mise en concurrence
Eu égard à la diversité des procédures possibles en matière de marchés, il ne sera traité ici que de l’appel d’offres ouvert qui est la procédure de droit commun, c’est-à-dire la plus ordinaire prévue par le Code des Marchés Publics (CMP).
En effet, conformément à l’article 60 du CMP, « l’appel d’offres ouvert constitue le mode de passation des marchés auquel les autorités contractantes doivent recourir par principe ».
La procédure de sélection des entreprises obéit à plusieurs étapes :
Au préalable, l’acheteur public doit :
- s’assurer de la disponibilité des crédits budgétaires nécessaire à la satisfaction du besoin et procéder à la définition de ses besoins le plus précisément possible ;
- vérifier si le marché atteint le seuil financier à partir duquel une procédure de passation notamment l’appel d’offre devient obligatoire.
En effet, l’article 53 du CMP issu du décret du 22 septembre 2014 fixe les seuils suivants :
Nature de la prestation | Etat, collectivités locales et les établissements publics | Sociétés nationales, SA publiques et agences ou autres organismes |
Travaux | 70 millions contre 25 millions auparavant | 100 millions contre 50 millions auparavant |
Services et fournitures courantes | 50 millions contre 15 millions auparavant | 60 millions contre 30 millions auparavant |
Prestations intellectuelles | 50 millions contre 25 millions auparavant | 60 millions contre 30 millions auparavant |
Pour les montants inférieurs à ces seuils, les marchés sont passés selon des formalités de mise en concurrence allégées conformément à l’article 78 du CMP.
Si le montant du marché envisagé entre dans ces seuils, l’acheteur public doit :
- Informer les entreprises susceptibles d’être intéressées par le contrat en publiant un avis d’appel à concurrence dans un journal quotidien à large diffusion nationale ou par affichage à la mairie, gouvernance, chambre de commerce etc.
Cet avis doit contenir l’ensemble des informations pertinentes concernant le marché projeté : son objet, le lieu de réception des offres. Il doit indiquer aux entreprises toutes les conditions requises pour postuler notamment tout ce qui justifie leur aptitude. Le délai de candidature est en principe de 30 jours.
- À l’expiration du délai de dépôt des candidatures, la Commission des marchés public procède à l’ouverture des enveloppes en présence des entreprises candidate ou leurs représentants et dresse un procès-verbal d’ouverture des plis remis à tous les candidats.
- La commission des marchés fait une étude comparative des candidatures recevables et propose l’attribution du marché au candidat ayant proposé la meilleure offre en termes de prix et des autres critères de sélection mentionnés dans le dossier de candidature communiqué à tous les candidats.
- L’acheteur public notifie l’attribution du marché à l’entreprise gagnante et communique à la demande de tout candidat écarté, les motifs du rejet de son offre dans un délai de 5 jours.
- Le candidat écarté peut, dans un délai de 5 jours à compter de l’avis d’attribution, exercer un recours gracieux auprès de l’autorité contractante qui dispose d’un délai de 3 jours pour répondre à cette réclamation.
- En l’absence de suite favorable, le candidat malheureux peut saisir le Comité de Règlement des Différends de l’ARMP dans un délai de 3 jours à compter de la réponse à sa réclamation.
b) Le contrôle des marchés publics
La réglementation des marchés publics a mis en place deux types de contrôle : un contrôle à priori et un contrôle à postériori.
Contrôle à priori des marchés publics
- Les marchés importants soumis à l’approbation d’autorités publiques distinctes
À ce titre, les services de l’Etat doivent soumettre à l’approbation du :
- Ministre chargé des finances les marchés d’un montant de 300 000 millions ;
- Ministre responsable ceux de 100 millions.
Le département doit soumettre les marchés de 100 millions à l’approbation du préfet. Les communes (hors de Dakar) doivent soumettre leurs marchés de 15 millions à l’approbation du représentant de l’Etat.
Contrôle interne par les cellules de passation des marchés publics
En application des article 35 et 142, chaque autorité publique doit se doter d’une cellule de passation des marchés qui est chargée :
- du respect des règles de passation ;
- de l’examen préalable des dossiers d’appel à concurrence et des rapports d’analyse comparative des d’offres ;
- d’établir un rapport annuel à l’attention de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ci-après ARMP) des manquements constatés, des entreprises défaillantes, et des marchés passés par entente directe.
Contrôle externe par la Direction Centrale des Marchés Publics (DCMP)
En vertu de l’article 141 CMP, la DCMP émet un avis obligatoire notamment sur :
- les marchés que l’autorité contractante souhaite passer par appel d’offres restreint ;
- les marchés de l’Etat, des collectivités locales et des établissements publics dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 300 millions pour les travaux, 150 millions pour les services et 200 millions pour les fournitures
- le rapport d’analyse comparative des offres et sur le procès-verbal d’attribution provisoire des marchés importants ; à l’instar des marchés de travaux de l’Etat et des collectivités territoriales d’au moins 300 millions
- les projets de marchés passés par entente directe
Contrôle à postériori des marchés publics par l’ARMP
L’ARMP exerce un contrôle à posteriori du respect des règles nationales et de l’UEMOA relatives à la passation et à l’exécution des marchés publics. Elle peut procéder à tout moment à des contrôles externes ou enquêtes portant sur la transparence et les conditions de régularité des procédures d’élaboration et de passation ainsi que des conditions d’exécution des marchés publics.
L’ARMP est doté d’un Comité de Règlement des Différends compétent en matière de contentieux des marchés publics. Ce comité examine les recours amiables ou contentieux et dispose d’un pouvoir de sanction des entreprises en infraction avec la réglementation sur les machés publics :
- exclusions temporaires des entreprises
- pénalités pécuniaires maximale de 5 % du chiffre d’affaires annuel
Par ailleurs, l’ARMP informe les autorités de tutelle compétentes ainsi que les autorités judiciaires des fautes commises par les agents de l’Etat à l’occasion de la passation ou de l’exécution des marchés publics
Les décisions de la Commission sont exécutoires et ont force contraignante sur les parties ; elles sont définitives, sauf en cas de recours non suspensif devant la chambre administrative de la Cour Suprême.
Les lacunes du système des marchés publics
Un droit de validation gouvernementale des marchés publics irréguliers
En application de l’article 76 du CMP, en dépit d’un avis négatif de la DCMP sur la passation d’un marché par entente directe pour motif d’urgence, le gouvernement peut, par l’intermédiaire du secrétaire général à la présidence, imposer la passation de marchés réputés illégaux par simple notification au CRD de l’ARMP de motifs impérieux d’intérêt général. Le CRD ne peut que prendre acte de ce fait du prince.
2 exemples de machés passés sans mise en concurrence par ce mécanisme ont été constatés par l’ARMP par décision du 18 mars 2020 :
- Marché de 80 milliards relatif à la construction d’infrastructures sociales à l’Université de Diamniadio et dans les universités régionales (Ziguinchor, Kaolack, Fatick, Kaffrine et Bambey)
La DCMP a jugé que les motifs avancés par le Ministre chargé de l’enseignement supérieur, Cheikh Oumar Hann, ne suffisent pas à établir une situation d’urgence impérieuse. Il convient de souligner que le Ministre a notamment invoqué le fait que le Président de la République a instruit que les résidences universitaires servent à l’hébergement des athlètes lors des Jeux Olympiques de la jeunesse prévus en 2022.
- Marché de 36 milliards accordé par la Senelec à la société EXCELLEC SA (filiale à 34%) pour la fourniture de 2500 poteaux en béton et à la réalisation de travaux de remplacement des poteaux en bois
Le danger des offres spontanées
L’offre spontanée est une offre de contrat proposée par une entreprise à l’autorité publique sans que celle-ci n’ait exprimé un besoin au préalable ni prévu de budget à cet effet.
Le Président Macky Sall a introduit dans le code des marchés publics en 2014 la possibilité pour les autorités publiques de recourir à la négociation directe avec une entreprise présentant une offre spontanée d’un montant d’au moins 50 milliards de franc CEFA.
Cette pratique présente deux risques majeurs :
- une inadaptation du contrat aux besoins publics non identifiés au préalable ;
- un endettement public non maîtrisé.
Cette pratique des offres spontanée est largement utilisée par l’Etat. Ainsi, de 2015 à 2018, c’est plus de 422 milliards de marchés qui ont été passés sous d’offre spontanée. À titre d’exemple : plus de 129 milliards pour les turcs de Summa pour la construction du plateau sportif multifonctionnel Dakar Arena, plus de 137 milliards pour le constructeur de ponts français Matière SA (lien ici et ici).
En 2017, une offre spontanée a été validé pour un montant de plus de 95 milliards de Franc CFA.
Madame, Vera Songwe, l’ancienne directrice des opérations de la Banque Mondiale pour le Sénégal, dans une correspondance adressée aux plus hautes autorités du pays en 2014 et publiée par Le Populaire. Elle avait signalé que :
« les conditions de financement incorporées dans les offres spontanées sont difficilement évaluées avec des coûts typiquement plus chers que les sources de financement classiques ».
Au Royaume-Uni, terre de naissance des offres spontanées, un rapport critique de la National audit office (la Cour des comptes anglaise) signalait que « le coût du financement des investissements publics est plus cher que quand le gouvernement empruntait seul « .
Une immunité judiciaire pour les agents publics, auteurs d’infractions à la réglementation sur les marchés publics ?
- Les avis de la DCMP n’ont pas de force contraignante
En application de l’article 141 CMP, l’autorité contractante peut passer outre un avis défavorable ou des réserves accompagnant un avis favorable de la DCMP.
À cet égard, en 2017, 32% des décisions rendues par l’ARMP concernent des demandes de dérogation, d’autorisation ou de contestation d’avis de la DCMP émanant des Autorités Contractantes.
- L’ARMP n’a pas de pouvoir de sanction sur les agents publics, elle ne peut que se transmettre des rapports d’enquête aux autorités judiciaires
De nombreuses irrégularités constatées dans le système des marchés publics
- Le taux élevé de marchés passés sans mise en concurrence
Le rapport 2017 de l’ARMP évalue ce taux à 15% pour une valeur de plus de 230 milliards.
- Un niveau de corruption important et nuisible à l’économie
La présidente de l’OFNAC, Seynabou Ndiaye DIAKHATE révélait en décembre 2019 que « Les entreprises qui refusent la corruption sont exclues des marchés publics » (lien ici et ici et là).
En définitive, il ressort que les marchés publics constituent un sujet d’enjeux majeurs au Sénégal. Leur fonctionnement est relativement bien encadré par la réglementation. Toutefois, cette réglementation est fragilisée par le défaut de sanction de sa méconnaissance par les autorités publiques, source de corruption et de détournement de deniers publics.
Hamady SABALY