Archives – Entretien exclusif avec Alla Kane (Par Ousmane Abdoulaye Barro)
Ousmane A. Barro (AOB) : Doyen, j’ai eu le privilège de vous connaitre ; ce qui n’est pas donné à tous les jeunes de ma génération. Vous pouvez leur faire cet honneur ?
Alla Kane (AK) : Je m’appelle Alla KANE, je suis né le 21 Décembre 1936 à GATE, village situé au Sud Ouest du département de Bambey dans la région de Diourbel. Donc baol baol de souche et fils de paysans.
Né de parents paysans, ma conviction est que je suis et reste un fils du peuple quand on sait, qu’en 1936, les paysans devaient constituer plus de 90% de la population de notre pays.
A cette condition de fils du peuple venait s’ajouter mon statut de sujet français jusqu’en 1946, date d’intervention de la loi Lamine GUEYE du 7 Mai 1946 accordant la citoyenneté à tous les hommes et à toutes les femmes de la République française. Avant cette date la région de Diourbel était comprise dans l’espace dit des pays de protectorat.
Mon père me fit entrer à l’école française – Ecole Régionale de Diourbel – en Octobre 1944.
C’était une main divine qui me faisait entrer dans le « secret des Dieux » en me plaçant sur le chemin qui allait me mener au banquet de nos maîtres français par la compréhension de leur langue – le français – et la maîtrise de la science des chiffres par le biais de l’arithmétique et des mathématiques. Ce chemin allait me mener à la compréhension de la réalité de la domination de mon peuple et à l’ouverture aux enjeux du monde et des voies de libération des peuples de l’oppression et de l’exploitation étrangères. A la fin du cycle primaire, je passais au cycle secondaire suite à mon admission au Collège Moderne de Thiès.
Mes études secondaires d’une durée de quatre années furent couronnées par l’obtention du Brevet élémentaire du premier cycle (BEPC) et l’admission à l’Ecole des Travaux publics de Bamako en 1954.
A cause d’une maladie qui s’est prolongée tard après l’ouverture de l’année scolaire 1954/1955 je n’ai pu rejoindre l’Ecole des Travaux publics de Bamako. Ce fut la cause réelle de mon orientation vers l’éducation qui s’est traduite par mon recrutement comme enseignant à partir de 1955. Mes différents postes d’affectation furent Goudiry, Saraya, et Kidira dans la région orientale (Tambacounda) et Diourbel (région du centre).
Mon entrée en fonction a correspondu à une période d’accélération de l’histoire, celle de l’engagement de la lutte par les pays colonisés pour le recouvrement de leur indépendance.
En Asie, c’est la défaite de l’Armée française à Dien Ben Phu au Vietnam en 1954 et la conférence de Bandoeng en avril 1955.
En Afrique le soulèvement armé du peuple algérien déclenché le 1er Novembre 1954, le maquis à partir de 1955 de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), les batailles du Rassemblement démocratique africain (RDA) né à Bamako depuis 1946.
Mes premières activités militantes furent d’abord syndicales. J’adhérai au Syndicat unique de l’enseignement laïc (SUEL) qui était dirigé par feu Souleymane NDIAYE. En service à Diourbel, j’en étais le responsable régional. Ce qui me valut mon élection à la Commission administrative (CA).
Fils de paysans, fils du peuple, dans un pays sous domination coloniale, mon adhésion fut immédiate quand j’eus la chance d’avoir entre mes mains le Manifeste du Parti Africain de l’Indépendance.
C’était au mois d’Octobre 1957. Ma place ne pouvait être ailleurs. Mon camp ne pouvait être que celui de ceux qui s’étaient engagés dans la lutte pour l’indépendance de notre pays.
Le premier chapitre du Manifeste proclamait : « A l’heure historique de Bandoeng et de la désintégration du système colonial de l’impérialisme, à l’heure où la confusion politique submerge l’Afrique noire sous domination française, notre devoir d’Africains nous oblige à porter devant les masses de notre pays le problème de l’indépendance nationale et de la transformation socialiste de notre économie » Et il concluait avec cet appel « Que toute l’Afrique se lève et marche vers l’indépendance et le socialisme ! »
L’adhésion à ce Manifeste fit de moi un militant du PAI engagé dans la lutte pour l’indépendance nationale. Ce fut le début de mon parcours politique qui est l’objet de votre seconde question. Ce fut aussi un contrat passé avec mon peuple avec la promesse d’être présent à tous les combats sur tous les terrains tendant à sa libération effective. Fils du peuple, je le suis et entends le rester jusqu’à la fin de mes jours. Ce qui explique ma présence sur le terrain de l’action révolutionnaire malgré mon âge avancé ! Agir autrement traduirait une trahison de mon peuple, ce que je ne ferai jamais tant qu’il me restera un souffle de vie.
OAB : Poouvez-Vous nous rétracer votre parcours politique ?
AK : Mon parcours politique a commencé en 1957 suite à mon adhésion au Parti Africain de l’Indépendance (PAI), premier parti politique à avoir posé le mot d’ordre d’indépendance immédiate en Afrique de l’Ouest.
Suite à sa création, il fallait penser à son implantation, à sa massification, à la formation de ses militants et, à sa structuration à travers tout le pays.
La responsabilité historique de l’accomplissement de toutes ces tâches m’incombait au Baol. Je fus le premier responsable du PAI au Baol.
La structure directionnelle régionale s’appelait « Secrétariat exécutif régional » SER.
Nous réussîmes à installer les premières cellules de quartiers et de villages.
C’est ainsi que le Baol a été représenté par ses fils dans toutes les manifestations nationales de revendication de l’indépendance de notre pays. Nous avons aussi organisé et conduit la bataille du NON au Référendum du 28 Septembre 1958 à travers toute la région. Ce fut une belle occasion d’entrer en contact avec les populations et de diffuser largement le mot d’ordre d’indépendance immédiate.
Le PAI dissout le 1er Août 1960, nous avons décidé de continuer la lutte dans la clandestinité. Il n’était pas question de baisser les bras, car l’indépendance était loin d’être acquise. Cette mesure de dissolution du PAI fut la première de toutes celles qui allaient intervenir pour la mise en place des bases de l’état néo-colonial qui était l’objectif fondamental de la puissance coloniale et de ses suppôts.
Cette mesure a ouvert la période de répression brutale réservée aux patriotes et aux nationalistes qui avaient décidé de poursuivre la lutte pour l’indépendance nationale.
On peut rappeler par exemple :
- 20 Août 1960. Éclatement de la Fédération du Mali ;
- 1er Décembre 1960. Dissolution de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN) ;
- 1960 – 1961 : rafles, arrestations, procès politiques, etc.… ;
- 17 Décembre 1962 arrestation de Mamadou DIA et ses compagnons ;
- 03 Mars 1963 : Référendum d’adoption de la Constitution de SENGHOR instituant le présidentialisme néocolonial.
Le secrétaire général du PAI, Majhemout DIOP, prit le chemin de l’exil et s’installa à Bamako, capitale de la République du Mali, où se tint du 21 au 24 mars 1962 le premier congrès du PAI.
Je poursuivis mon militantisme dans les conditions de la clandestinité en adaptant les structures du parti au Baol à la nouvelle situation en tant que premier responsable de la région et membre du Comité central du parti. Une délégation de la région que j’ai dirigée a participé aux travaux du premier congrès du parti à Bamako.
Parmi les 33 camarades du parti sélectionnés pour un stage de formation militaire à Cuba, notre région comptait sept (7) représentants. Je suis revenu de cette formation avec le grade de Commandant.
Pour la mise en application de cette décision, la direction du parti avait divisé le pays en cinq (5) zones militaires (Est, Ouest, Nord, Sud et Centre).
Chaque zone était confiée à un Commandant. La zone Ouest (la Région du Cap vert) me revenait, avec la mission d’installer les bases de l’intervention essentiellement axée sur la guérilla urbaine.
J’étais ainsi le commandant de la zone Ouest chargé de la guérilla urbaine.
Malheureusement en raison des dénonciations, des désertions, des arrestations, des divergences idéologiques apparues dans la direction du parti et surtout des pressions des autorités sénégalaises sur le gouvernement malien qui ont abouti à l’expulsion de Majmout DIOP du Mali, la guérilla n’a pas eu un début d’exécution.
Comme sanction de mon militantisme actif, je compte deux (2) arrestations et une révocation de la fonction publique sénégalaise. Les deux (2) arrestations sont intervenues en 1961 et 1962. Elles eurent pour conséquence ma traduction devant un Conseil de discipline qui mit fin à mes fonctions d’instituteur en prononçant la sanction de révocation de la fonction publique (cf. document joint).
Les divergences au sein de la direction du parti et leurs conséquences dans le fonctionnement de celui-ci amenèrent les responsables de l’intérieur à convoquer la Conférence nationale rectificative qui s’est tenue le 1er Mai 1967 et a élu un comité central provisoire chargé de la direction.
Le parti en est sorti renforcé et a pu réorganiser ses structures, remobiliser ses militants et préparer et encadrer les événements de Mai 1968.
Il a ainsi pu renforcer ses liaisons avec les masses malgré son déploiement dans la clandestinité.
Mon adhésion au PAI m’a permis de rencontrer et de connaître la théorie du socialisme scientifique et l’arme du marxisme léninisme qui m’ont été d’un apport inestimable dans la conduite de mon militantisme. C’est ainsi que je suis devenu marxiste léniniste et un militant de la gauche. J’y crois fermement et j’entends le rester tant que mon pays continuera d’être sous la domination de l’impérialisme néolibéral et mon peuple sous le joug de l’exploitation capitaliste et néocoloniale.
OAB : Quel est le sens de votre engagement au sein de la coalition NDAWI ASKAN WI ?
AK: Le sens de mon engagement au sein de la coalition Ndawi Askan wi est étroitement lié à mon parcours politique dont le sens a toujours été et continue d’être la réalisation des conditions d’une libération effective de mon peuple des affres de l’exploitation économique et de l’oppression sociale dont il fait toujours l’objet.
Je suis membre du parti politique dénommé : Yoonu Askan wi/Mouvement pour l’Autonomie populaire qui est l’un des partis de gauche les plus actifs de notre pays. Ses instances directionnelles débattent régulièrement des problèmes de tactique et de stratégie relatifs à la mobilisation des masses populaires dans le cadre de l’action à engager pour faire engranger des victoires toujours plus avancées par notre peuple dans sa lutte continue contre ses dominateurs. De ces débats est sortie une ligne politique tactiquo stratégique dénommée 3F : F comme Fédération, Front et Fusion.
C’est en application de cette ligne et suite à des rencontres programmées qu’il a été mis sur pied un front électoral du nom de « Samm linu bokk/Alternative solidaire », composé de sept (7) organisations : CET/JSR de Moussa TOURE ; Demain la République de Ibrahima SALL ; Momsarew de Malick Noel SECK ; Pastef de Ousmane SONKO ; Taxaw Temm de Ibrahima FALL et Yoonu Askanwi /Mouvement pour l’autonomie populaire de Madieye MBODJ.
En prévision des élections législatives du 30 Juin 2017 la coalition Sam li nu bokk a œuvré à son élargissement en déployant un programme de contacts et d’ouverture à d’autres organisations appartenant au camp du changement devant s’appuyer sur les conclusions des assises nationales et les recommandations et le projet de constitution de la Commissions nationale de reforme des institutions (CNRI).
En définitive, Samm linu bokk, dans le cadre de ses contacts, a vu le départ de deux (2) de ses membres (CET/JRS et Demain la République) et l’arrivée d’autres organisations qui ont donné naissance à la coalition Ndawi Askanwi/Alternative du peuple.
Ainsi, depuis Yoonu Askan wi, en passant par Samm linu bokk, j’ai activement participé à tout le travail effectué qui a abouti à Ndawi Askan wi/Alternative du Peuple. J’ai toujours cru à l’unité de tous ceux qui luttent pour la transformation réelle de notre société dans l’intérêt de notre peuple.
Unité des marxistes léninistes, unité de la gauche, unité des nationalistes, des patriotes, des panafricanistes, unité de tous ceux qui croient à la prise de conscience de notre peuple pouvant l’amener à s’organiser et à lutter pour sa libération des forces obscurantistes et exploiteuses.
C’est là le sens de mon engagement au sein de la coalition Ndawi Askan wi.
OAB : Quel message voulez-vous adresser à la jeune génération ?
AK : A cette jeune génération, je rappelle que l’histoire, en ce début du 21e siècle, lui pose une mission d’une importance capitale ; celle de la libération effective de notre pays des griffes du capitalisme néolibéral et de ses agents stipendies qu’incarne la bourgeoisie bureaucraticoparlementariste qui s’agrippe aux rênes du pouvoir depuis plus d’un demi-siècle.
Face à cette mission, deux attitudes sont possibles, selon Franz FANON, l’accomplir ou la trahir.
J’appelle la jeune génération à l’accomplir plutôt que de la trahir, car, heureusement, aucune force étrangère ne le fera à sa place.
Certes la tâche est loin d’être de tout repos. Les moyens de l’ennemi d’en face sont colossaux économiquement, sociologiquement et culturellement, aussi bien au plan matériel que financier. Mais il n’est pas invincible.
Les principales armes que je conseille à la jeune génération sont l’organisation et l’unité s’appuyant sur l’engagement, la détermination et l’action combattante.
La gauche sénégalaise a accompli en partie la mission de la lutte pour l’indépendance immédiate.
Si à ses débuts et au cours de ses années de jeunesse elle a été victime de la maladie infantile de l’action politique, aujourd’hui, elle est atteinte, et profondément, de la maladie sénile suite à la longue lutte qu’elle a eu à mener.
Aujourd’hui ses vieux dirigeants et militants ont pris sur eux la grave responsabilité de livrer sur un plateau d’argent tout le patrimoine de cette lutte aux gestionnaires du capital étranger dans notre pays qui proclament ouvertement leur appartenance au libéralisme. En le faisant ils ont trahi et leur peuple et leurs camarades avec lesquels ils ont lutté pendant des décennies contre l’exploitation économique de leur pays et l’oppression sociale des masses populaires.
La jeune génération doit s’en inspirer et en tirer toutes les leçons pouvant leur garantir des conditions plus favorables pour les luttes à venir.
La victoire des luttes populaires est à l’horizon, ses conditions objectives s’accumulent de plus en plus. Il faut travailler pour l’avènement des conditions subjectives.
Que la jeune génération sache et en soit convaincue que ceux qui organisent aujourd’hui les élections et les gagnent facilement n’ont aucun mérite. La réalité et qu’ils s’appuient et sur l’argent du contribuable, et sur nos sociétés nationales avec comme exécutants des directeurs généraux et les présidents de conseil d’administration et sur le foncier national en plus de l’appareil d’Etat essentiellement sur les forces de sécurité et de défense. Ce sont nos ressources nationales qui sont ainsi impunément dilapidées contre les intérêts majeurs de notre peuple.
Que la jeune génération amène le peuple à combattre vigoureusement ces pratiques néfastes et à prendre conscience de la nécessité d’agir avec détermination pour bouter dehors ces forces malsaines qui dirigent le Sénégal depuis 1960.
Cela est possible et inévitable. Que la jeune génération, encore une fois, s’arme d’organisation, de discipline consciente et de combat incessant pour pouvoir atteindre ses objectifs.
Qu’elle sache surtout que la lutte pour la transformation réelle de la société est longue, dure et difficile. Qu’elle est loin d’être un plat de Tiébu jenn.
Dakar, le 07 Août 2017