Ousmane Sonko : Fanon engage, la cohérence oblige

En convoquant Frantz Fanon au cœur d’un discours de chef de gouvernement, Ousmane Sonko
n’a pas posé un simple geste symbolique. Fanon n’est ni une référence confortable ni un auteur
de consensus. Il est le penseur de la rupture radicale, de la décolonisation totale, de la
transformation simultanée des structures de domination, de l’État et de l’homme. Le mobiliser
depuis le sommet de l’appareil d’État n’est donc pas un hommage académique. C’est un
engagement politique. Et tout engagement appelle une cohérence.
Le discours prononcé à l’occasion du centenaire de Fanon a tracé un horizon clair. Il a nommé,
sans détour, les continuités coloniales là où beaucoup préfèrent parler d’ajustements techniques
: la dette comme instrument de discipline, la monnaie comme levier de contrôle, certaines élites
nationales comme relais internes de la dépendance, l’État postcolonial comme structure souvent
inchangée sous des visages nouveaux. En ce sens, le propos est intellectuellement solide et
politiquement audacieux. Mais précisément parce qu’il est fort, il crée une obligation : celle de
passer du verbe à l’architecture politique.
Fanon ne peut rester un horizon incantatoire. Il impose un programme. Il oblige à hiérarchiser les
ruptures, à en assumer le calendrier, à en mesurer les coûts et à en organiser la conflictualité.
La souveraineté monétaire, par exemple, ne peut demeurer une dénonciation juste mais
abstraite : elle appelle une trajectoire claire, des étapes identifiées, des choix techniques et
politiques assumés. La vérité sur les finances publiques ne peut être un acte inaugural isolé :
elle doit devenir une méthode permanente, inscrite dans le fonctionnement même de l’État. La
souveraineté économique ne se proclame pas, elle se construit.
La question de la présence militaire étrangère s’inscrit dans cette même exigence de cohérence.
Au Sénégal, il serait malhonnête de nier que cette présence a fortement diminué. Mais il serait
tout aussi illusoire de considérer que les résidus encore en place — qu’on les présente comme
des forces d’instruction, de coopération ou d’assistance technique — relèvent pleinement de la
souveraineté. La liberté ne se délègue pas. La souveraineté ne se maquille pas. Un État
véritablement souverain assume seul sa sécurité, sa doctrine militaire et ses choix stratégiques.
Les arrangements sémantiques ne changent pas la nature du problème. Fanon nous l’a appris :
l’indépendance réelle commence là où cesse la tutelle, même discrète.
Mais la cohérence fanonienne ne concerne pas uniquement le rapport à l’extérieur. Elle
interroge aussi, et peut-être surtout, l’exercice du pouvoir à l’intérieur. Fanon mettait en garde
contre la tentation, pour les nouvelles élites, de reproduire les logiques de domination au nom de
la stabilité, de la compétence ou de l’efficacité. Parler Fanon depuis le pouvoir suppose donc
d’accepter une exigence interne : celle de la démocratie réelle, de l’auto-critique, du refus de la
confiscation politique par des appareils, de la transformation effective de l’État et de ses
pratiques. Sans cela, la rupture proclamée risque de s’arrêter aux portes des institutions.

La reconnaissance de la diaspora comme avant-garde stratégique va dans le bon sens. Mais là

encore, la cohérence exige plus que des mots. Fanon imposerait de lui donner un rôle
institutionnel réel, une place dans la décision, une fonction concrète dans la construction de la
souveraineté. Sans traduction politique, la reconnaissance reste symbolique.
Il faut enfin mesurer ce que signifie, historiquement, une parole fanonienne tenue depuis l’État.
Elle prépare les esprits à la conflictualité. Elle annonce des résistances internes, des pressions
externes et des tentatives de normalisation. Mais elle trace aussi une ligne claire : celle du refus
de la gestion tranquille de l’ordre hérité. Fanon convoqué au pouvoir n’est pas une posture
confortable. C’est un pari. Un pari sur l’histoire.
Ce discours a créé un contrat implicite avec le peuple, la jeunesse, la diaspora et le continent. Il
dit, sans détour, que la rupture est l’objectif. La séquence politique qui s’ouvre dira si Fanon aura
été mobilisé comme un simple outil de légitimation morale ou s’il deviendra le socle d’un
programme structuré de libération. L’enjeu est là, et il est immense. Car avec Fanon, la
cohérence n’est pas une option. Elle est la condition même de la crédibilité politique.

Tidiane SARR

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