vendredi 8 novembre 2024
Contributions

Cher Anta, Diop

« Que toute la communauté scientifique se réunisse au Caire  
Qu’on débatte … 
Que tous les savants spécialistes qui ne sont pas d’accord viennent,
Qu’on les avertisse deux ans à l’avance au moins, 
Et qu’ils ne viennent pas dire qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait, 
Je garantis la sérénité des débats, 
Je garantis la courtoisie des débats 
Et du côté africain, je ne serai 
Qu’avec deux collaborateurs qui, comme moi, peuvent lire les hiéroglyphes
Les autres, je n’en ai pas besoin 
Parce qu’ils ne peuvent
Rien apporter …. »
Cheikh Anta Diop

Cheikh Anta Diop est né au Sénégal le 29 décembre 1923 à Thieytou. Il est décédé  le 7 février 1986 à Dakar. Il avait 62 ans.  Personnalité aux compétences multiples, il a lutté pour montrer et démontrer l’apport de l’Afrique, surtout celle subsaharienne, noire, à la culture et à la civilisation mondiale. Détenteur d’un doctorat en sciences sociales (Université de Paris), il est aussi spécialiste au laboratoire de chimie nucléaire du Collège de France. Dans sa volonté d’écrire l’histoire africaine précoloniale, il a établi  sur un plan historique, linguistique et scientifique (à travers la chimie) le caractère noir de l’Égypte ancienne.

Cher Anta,

Durant ce mois de février qui tire à sa fin,  celui de l’histoire des noirs, je me suis demandé sur qui écrire. Je n’aurai même pas dû me la poser, cette question. C’est le mois (de naissance) de Cheikh Anta Diop.

Le panafricaniste 

La compréhension que Cheikh Anta Diop a de l’histoire de l’Afrique, et son mépris des frontières géographiques coloniales lui valent l’admiration de l’Afrique entière. Cette estime lui est accordée car au-delà d’une connaissance théorique de la balkanisation du continent, il en a un ressenti profond. Les wolofs ne disent-ils pas que SAVOIR qu’on est malade ne suffit pas pour aller se soigner, c’est le fait de SENTIR qu’on est malade qui est une motivation suffisante. La vieille mère-Afrique pleure encore son fils prodige.

On aurait pu penser que Théophile Mwené Ndzalé Obenga,  le plus grand collaborateur et disciple de Cheikh Anta Diop a  cessé de le pleurer. Ses interventions publiques sont bourrées d’humour. Mais, en réalité, il ne s’agit pas de cet humour, comme on le voit très souvent, maintenant, qui essaie de camoufler une certaine incompétence. Il s’agit d’une théâtralisation à toute épreuve, une exubérance bien enracinée dans nos racines noires.  Le regretté Joseph Ndiaye gardien du temple Goréen  disait que l’humour, avant d’avoir une acception anglaise, est d’abord et avant tout, nègre…..

Cheikh Anta est une célébration. Il est très au fait et très préoccupé par le gâchis de tout un continent. Mais et en même temps, il est confiant, et galvanisé par le potentiel à réaliser.
À tous les aspirants au pouvoir, voilà la marque de  l’homme d’état accompli.

Prénom, nom, lieu de naissance 

J’avais pensé que le nom de son lieu de naissance référait au verbe SAYTU (en wolof, analyser, explorer, auditer), mais c’est plutôt CAYTU (ou Thieytou), un terme qui voudrait dire « lieu élevé » (comme un mirador ou un observatoire). De quelque bout qu’on le prenne, cela fonctionne, comme un destin. Depuis sa tendre enfance, Cheikh Anta se savait investi d’une mission…

Quand j’entends son propre prénom, au-delà de l’illustre homonymie avec Mame Mor Anta Saly, je vois un index pointé vers moi, vers chaque sénégalais.e, et chaque africain.e, vers chaque humain, en réalité, car, Cheikh Anta Diop est, au final, un humaniste. Et il nous dit, cet index pointé, à tous et à toutes: WA ANTA? À TON tour!  WA ANTA, ET TOI? que fais-tu pour ton pays? Le terme « anta » est un déictique pour désigner l’autre (au masculin) en face de soi. On n’a même pas besoin de le décliner au féminin (et dire ANTI) car l’arabe (langue source de ce mot) tend à ne pas prononcer la voyelle finale, pour neutraliser la différence entre le genre masculin et féminin. Il nous demande, le grand Cheikh, aguerri par un parcours à l’école coranique de Kokki: « et toi?  Qu’est-ce que tu as fait pour le pays, le continent, l’humanité? »

Il cristalise, incarne le fameux chiasme de John Fitzgerald Kennedy « ask not what your country can do for you but what you can do for your country »

Cheikh Anta est d’une pertinence insolente, d’où l’énervement que peuvent ressentir ceux qui ne sont pas épris de sciences, et de sciences seulement. Ceux-ci auraient dû avoir le comportement du combattant qui se fait terrasser, et qui au lieu de pleurer sur sa déception, est plutôt épris d’admiration, celle d’apprendre le tour de force que l’adversaire a utilisé pour lui faire mordre la poussière. Par amour du sport.

Comme ce que  Balla Gaye II dit àYekini, à la suite de son exploit. Après avoir déraciné L’enfant de Bassoul, il lui confia humblement « je t’ai observé depuis mes débuts. C’est toi qui m’a remis l’arme avec laquelle  je t’ai battu ».

Par amour de la science : « philein » et « sophia ». N’est-ce pas l’étymologie, du grec ancien, du mot philosophie?

Gladiateur, armé de sciences

Lors de sa démonstration du Caire, à la demande de L’Unesco, le 2 février 1974, le monde n’était pas encore (et ne l’est toujours pas) prêt à entendre ce que Cheikh Anta Diop avait à dire, comme ce fut le cas pour Copernic.

Son contre-discours ne plaisait pas. Ce jour-là, un scientifique présent dans la salle, parmi ceux  qui ont rejeté en bloc sa démonstration, lui fit une accolade, en coulisse. L’avait-il fait par estime? Peut-être. Mais certainement pour ne pas être entendu quand il lui soufflait à l’oreille ne pas avoir son courage pour avancer ni reconnaitre sa théorie sur le caractère noir de l’Égypte pharaonique.

Ce n’est pas facile d’affronter l’homme qui, en ces termes, défia la communauté internationale. Comme un gladiateur,  armé (de sciences) jusqu’aux dents:

 » (…)  que toute la communauté scientifique se réunisse au Caire, qu’on débatte … que tous les savants  spécialistes qui ne sont pas d’accord viennent, (…) qu’on les avertisse deux ans à l’avance au moins,  et qu’ils ne viennent pas dire qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait,  je garantis la sérénité des débats,  je garantis la courtoisie des débats  et du côté africain, je ne serai qu’avec  deux collaborateurs qui comme moi peuvent lire les hiéroglyphes. Les autres, je n’en ai pas besoin parce qu’ils ne peuvent rien apporter …. »

On peut détester l’homme, mais on ne peut que nourrir admiration et respect envers lui, pour peu qu’on soit « scientifique de bonne foi ». Le 9 janvier 1960, le président du jury de sa soutenance de thèse, André Aymard, qui a qualifié son travail de « brillant essai », plutôt qu’une thèse, s’est entendu lui reconnaitre, à la fin de la cérémonie, sa curiosité et son intelligence, et une hargne qu’on ne peut que saluer….

Cheikh Anta Diop a été présenté, par des admirateurs, comme le plus grand savant du 20 eme siècle, rien de moins…. En communication, les faits restent les faits, mais la magie de cette science réside dans la manière de faire percevoir ces faits. À la place de changer le monde, il est possible de changer les lunettes avec lesquelles on l’observe.

Voilà la base de l’art de la prestidigitation…

Le fils du Baol

Plus on  pense à lui, tout comme à d’autres illustres fils et filles du continent, plus on se demande, s’il  a vraiment existé. Mais ceci est le propre de l’Afrique. Cheikh Anta ne doit pas devenir une légende comme on l’a fait avec Chaka, Samory ou Sunjata.  Cheikh Anta Diop a bien existé.

Qui plus est, il a écrit.

J’ai foulé le même sol sablonneux que lui, à Diourbel, peut-être à Keurgoumak, pour aller à l’école et rentrer chez moi. Peut-être même que le caillou qui, un jour, m’a  ouvert l’orteil, lui avait déjà causé une entorse….Qu’est-ce qui m’empêche d’essayer de faire comme lui? WA ANTA!! À défaut d’être comme lui, au moins essayer. Serigne Saliou Mbacké nous a déconseillé  de dire de Serigne Touba « kenn du mel ni moom » (personne ne sera comme Serigne Touba). Il estime que cela nous dissuade d’essayer, et nous rend paresseux. En décrivant certaines personnalités comme Oumar Foutiyou Tall, Elhadji Malik Sy, Ousmane Dan Fodio ou Tafsir Ahmadou Barro Ndieguene selon une dimension mythique, vous soustrayez à celui ou celle qui écoute les pavées du chemin, les paliers de l’escalier, sur lesquels il/elle aurait pu poser le pied pour atteindre des sommets, même si au final, il/elle n’arrive pas au même pic. En racontant aux gens des miracles seulement, vous leur faites miroiter une étoile dans le ciel, sans une échelle ou une tour (de Babel) pour y accéder…

Il est un décomplexé comme son homonyme Cheikh (Ibra Fall, celui-là) ou  Mame Thierno Birahim, l’émissaire de Borrom Touba, qui bouscula le protocole de la Maison du gouverneur de Ndar pour remettre, à celui-ci, main à main, la lettre du Cheikh.

Il est peut-être parti trop tôt, Cheikh Anta, à 62 ans, mais un poète disait « dhikru ka ba’da almaut ‘umuru thaanii » ( le fait qu’on se souvienne de vous après votre mort, est une seconde vie)….

Merci Cheikh Anta, pour l’enracinement, pour la célébration de la mémoire orale. Un de mes professeurs me dit un jour ne pas se rappeler l’avoir vu entrer en salle de cours avec un ouvrage entre les mains…

« Et pourtant », pour parler comme Galiléo Galilée, à l’air de la spécialisation, Cheikh Anta Diop  ramait à contre-courant. De la trempe de Vinci, Pythagore ou Archimède, il était scientifique, historien, mathématicien, philosophe,  sociologue, linguiste, anthropologue, chimiste…

Hommage à l’historien, et au linguiste 

À propos du caractère noir de l’Égypte pharaonique, je  vais ajouter cette petite remarque, qui ne fera pas grande différence, mais reste intéressante. Quand le père d’Alexandre Dumas, le général, le chef de la Légion étrangère de Napoléon, a dominé l’Égypte, les égyptiens le prenaient pour Bonaparte lui-même, et l’avait adopté du fait de sa couleur de peau, du fait qu’un noir comme eux soit à la tête d’une armée si prestigieuse. Les ennemis de Dumas se servirent de cette méprise pour attiser l’animosité du puissant Bonaparte contre lui. Accusé de tentative de coup d’état, il fut emprisonné dans l’île d’If. Il en sorti, brisé, avec du poison dans le ventre, et une mort misérable ( Tom Reiss)…..

Je ne peux finir sans rendre hommage au linguistique, par la petite démonstration suivante:

Après avoir démontré historiquement et scientifiquement sa thèse, Cheikh Anta Diop a y ajouté une prise linguistique en établissant, sur la base de plusieurs mots, une parenté linguistique entre l’égyptien ancien et plusieurs langues subsahariennes dont le wolof, sa langue maternelle.

Il faut savoir que dans la grammaire historique, il ne suffit pas d’une coïncidence pour décréter un lien étymologique entre des langues différentes. Il faut établir une correspondance (1) formelle (la forme des mots comparés), (2) fonctionnelle et sémantique (leur signification), (3)

géographique, dans le sens où il doit être  possible d’établir un lien physique, géographique, entre les régions où les mots ciblés sont utilisés. Et finalement (4), il faut que la loi du nombre soit présente. Plus le nombre de mots trouvés est grand, plus la probabilité se confirme.

Au niveau sémantique:

– de PTAH à PITAX (PITAKH)

Un des mots soulevés par Cheikh Anta Diop dans ses travaux, est le terme PTAH. Ptah est le nom d’une divinité égyptienne, symbole de la vie, de l’énergie, dans cette civilisation. Peut-être avait-il un équivalent dans l’Afrique subsaharienne préislamique? Le rapport avec le wolof est que cette divinité  est représentée avec une tête de faucon. En wolof , le terme pour désigner l’oiseau est PITAX (pitakh).

Au plan formel :

– de PTAH à PTAX

Avec l’évolution des langues, le H (qui a trois variantes en arabe classique) n’est pas présente dans la langue wolof. Sur le spectre articulatoire, il peut soit connaître une évolution totale et devenir K (obstruction totale de l’air), ou une mutation moyenne (obstruction partielle) et donner X (KH). C’est cette forme qui est présente  en wolof.  Donc H devient KH (comme la « jota » espagnole).

– de PT (Consonne-Consonne) à PIT ou PAT (Consonne Voyelle Consonne)

Dans le terme Ptah, il existe une suite consonantique entre P et T. Le patron syllabique du wolof n’accepte pas cette suite. Il faut qu’une voyelle soit insérée entre les deux consonnes. Exemple, à un locuteur wolof non scolarisé, quand vous dites  « classe », il répétera « calasse », « trace » deviendra « tarace » trop » devient « torop ». Donc PTA- devient PATA, PITA, PÉTA…. Dans les langues nord africaines, les voyelles ont moins de poids que les consonnes, qui forment le squelette consonantique, la racine du mot. Les voyelles sont sujettes à une grande mobilité. Ceci permet d’ailleurs de former des mots de la même famille. Observez  la liste de mots KITAB (livre) KUTUB (livres) KAATIB (scribe) UKTUB (écris). On note que l’ordre des consonnes reste le même.

Voilà donc, en hommage à Cheikh Anta Diop, une démonstration linguistique qui répond au principe, sémantique (signification) et  morphologique (forme du mot) de la linguistique et de la grammaire   historique (comparative). Elle correspond  aussi à la logique géographique (migration du nord vers le sud), et à la  logique du  nombre, car ce mot figure parmi toute une liste d’autres termes. Pour couronner le tout Cheikh Anta Diop a commencé par contextualiser sa recherche avec des repères historiques (antiquité grecque), puis l’a scellée avec une démonstration chimique sur des momies.

Mes remerciements à mes professeurs d’histo-géo, Mr. Sébou Ndong et Mr Senghor.

Malé Fofana PhD
ComUnicLang-Bataaxel
Cabinet de communication
Linguistique, Sciences du langage et Communication
Sherbrooke, Québec, Canada

Sources: 
Cheikh Anta Diop (1954). Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Présence Africaine.
Tom Reiss (2012). Dumas, le comte noir. Crown Publishing Group. 432p

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Mass seck
Mass seck
4 années il y a

Admirable article, merci Fofana

Dalla Malé Fofana
4 années il y a
Répondre à  Mass seck

Merci Mass Seck

CAD a beaucoup fait pour nous. Il faut retourner à ses travaux pour corriger le tir….et reprendre la bonne voie.

DIAKHA
DIAKHA
4 années il y a

Cet immense plaisir que j’ai de te lire me pousse à te demander à quand la Publication d’un Bouquin ?
Aussi pourquoi ne pas produire un article spécialement basé sur la démostration linguistique des études de CAD ?

Dalla Malé Fofana
4 années il y a

Il faut effectivement vulgariser le travail de CAD pour les générations futures!!!!
Projet très intéressant!

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