Ces corps bannis…. (Par Adama Ba Faye)
C’était un matin brumeux de mars, comme savent l’être les matins hivernaux dans la vallée de la Garonne. Un petit groupe de personnes était réuni dans un cimetière de la commune de Blagnac à côté de l’aéroport de Toulouse. Ils étaient une petite douzaine, les deux agents des pompes funèbres et l’agent de la mairie compris. Ils sont venus rendre un dernier hommage à Lamine, leur ami et « frère ». La famille de Lamine n’assista pas à l’enterrement. Ce fut bref, froid comme la brise matinale qui soufflait à travers les monuments funéraires et les pierres tombales. Le petit groupe ne pouvait même pas se rapprocher pour se réchauffer à cause de la fameuse distanciation sociale de mise depuis quelques semaines. L’agent des pompes funèbres leur remit une clé numérique, il avait filmé la cérémonie. Le seul témoignage que la famille de Lamine aura pour tenter de se reconstruire. Une cérémonie terne, lugubre, comme il s’en tient d’autres partout dans ce monde où les expatriés sénégalais sont installés. Depuis que le gouvernement de leur pays a interdit le rapatriement des corps sans débats ni consensus.
On nous a dit qu’on était en guerre depuis quelques semaines. En guerre contre un ennemi invisible. Lamine fait partie de ces braves soldats tombés au champ d’honneur à qui la Patrie n’a pas rendu honneur. Pourtant ces soldats dont il fait partie ont commencé la guerre bien avant l’arrivée de cette nouvelle pandémie. Ils sont en guerre dans un pays qui n’est pas le leur. Ils se sont battus jour et nuit, du début des premières gelées jusqu’aux longues soirées estivales. Sacrifiant leur vie, leurs désirs, leur santé pour « sauver » cette patrie.
Cette patrie qui demandait toujours inlassablement leurs sueurs de plus en plus fournies, de plus en plus régulières pour nourrir, éduquer, vêtir, protéger, loger sa progéniture ; et parfois même pour marier, baptiser, fêter…
Pauvres soldats laissés à eux-mêmes, nourriciers d’une terre gloutonne qui en redemande encore et toujours, insatiable. Pauvres soldats qui n’ont pas la possibilité (même morts) de reposer dans cette terre qu’ils ont chérie, mythifiée, nourrie. Cette terre qu’ils ont adorée et représentée patriotiquement à mort et qui, obstinément, continuait à leur en demander toujours davantage. Masochistes ? Absolument pas. Juste ce lien indéfectible, ce cordon ombilical invisible mais rigide qui les rattache et les ramène constamment à la terre des aïeux.
Ils avaient espéré, après tant de sacrifices, que la Nation leur rendrait une inattendue reconnaissance. Ils avaient espéré, souhaité avoir le privilège de se blottir pour l’éternité dans les bras de cette terre adorée.
Un groupe d’assouvis, de repus, de tire-au-flanc en a décidé autrement. Sans tambours ni trompettes, limite en catimini. Un conglomérat en guerre pour le Covid-19, énième opportunité pour se goinfrer à s’éclater la panse proéminente. Ces gens à qui des visiteurs du soir murmurent à l’oreille des conseils tout sauf avisés. Sans aucun fondement.
Les soldats comme Lamine auraient compris et accepté cet ultime sacrifice si ces murmures étaient documentés, fondés sur des analyses que la Science reconnaîtrait. Ces visiteurs du soir se disent adeptes de la Science, ils se le disent. La Science dont ils se prévalent leur aurait rétorqué que les conditions de préparation des corps au décès, leur mise en bière ne peuvent souffrir d’aucune négligence. Les corps ne sont pas contagieux. L’autorité du pays de décès délivre dans ces cas un certificat de non contagiosité.
Ces visiteurs du soir auraient pu organiser une remise des corps dans des cercueils scellés à la famille avec les conseils funéraires et éventuellement sous la surveillance de la municipalité de la localité où le défunt sera enterré.
Des sacrifices, Lamine et ses compères en ont fait continuellement. Cette fois ils refusent de continuer à se battre et à se taire. Ils réclament leurs droits et arrêteront de nourrir la Bête. Ils demandent plus de respect, plus d’estime et une juste reconnaissance de leurs efforts de guerre. Ils demandent à ces gavés bedonnants et boulimiques de revenir sur leur décision infâme et injuste, prise avec une légèreté insolente lourde de conséquences.
Avaient-ils pensé à l’impossible travail de deuil de la famille de Lamine qui ne recevra que quelques octets pour se reconstruire de cette perte. Avaient-ils pensé à la mère de Lamine qui aura, comme seul témoignage, un petit film de l’inhumation de son fils dans un cimetière froid, dans une terre dure et froide que son imagination ne peut se représenter.
Tous les Lamine disent non à cette forfaiture et attendent reconnaissance et estime, amour et soutien de cette terre pour qui ils ont donné leur dernier souffle.
Dr Adama Bâ Faye
Toulouse, France