mardi 19 mars 2024
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Black Lives Matter : Les péripéties de la dévaluation du corps noir et l’urgence de son dépassement

Nous assistons aujourd’hui à un phénomène d’envergure internationale : le mouvement Black Lives Matter. Sa cause n’a jamais fait l’objet d’aucun mystère dans l’histoire contemporaine, et la réaction militante qu’il constitue se veut être une interpellation forte des tenants du pouvoir afin qu’ils apportent des réponses adéquates à cette grande pratique dont souffrent certaines minorités du monde, en général, et les Noirs, en particulier : la dévaluation, pour ne pas dire dévalorisation, des corps afro-américain et africain. Ce mouvement vient s’ajouter à d’autres qui le précèdent, tous menant presque même le combat en donnant l’impression d’un certain piétinement. L’histoire en retient que la vie du Noir peine encore à compter de toute sa valeur aux yeux des autres ; sa sacralité absolue n’effleure que peu l’esprit de ces mêmes autres. La serait-elle au regard du fait qu’elle vit le cauchemar des arrestations et des emprisonnements arbitraires sur le sol où le privilège de l’état de droit devrait l’en prémunir ? Ce contexte exige qu’on revienne un peu sur quelques aspects de cette pratique de la dévaluation de ces corps afin de montrer que le combat pour la reconnaissance de sa sacralité et de son égalité avec les autres corps du monde risque d’être long et qu’une réforme de la police, bien qu’indispensable, ne saurait suffire.





Les pratiques de dévaluation de certains corps par rapport à d’autres existeraient peut-être dans toutes les sociétés et dans les grandes étapes de l’histoire de l’humanité. Elles sont tributaires de capacités de production stratifiées. Cette production prend plusieurs formes. Elle peut être l’œuvre du naturel et/ou du culturel. En parlant de culture, nul ne saurait occulter le fait que le Moyen-Orient arabe en a une qui ne cache pas sa représentation des Noirs, celle-ci étant entérinée il y a des siècles par le lexique raciste d’un certain Ibn Khaldûn, à savoir «wahšiyyîn» et «mutawahhišîn» pour dire « sauvages », selon Bakary Sambe dans son rapport pour l’UNESCO, titré La Route de l’esclave. D’ailleurs, c’est en vertu de cette caricature que le commerce transsaharien vécut pendant longtemps du corps noir réduit à une servitude atrocement marquée par la castration des esclaves, gardiens de harems. Au sein même de l’Afrique, le servage est encore de rigueur. Reconnaissons-le sans aucune excuse ! Mais s’il y a un moment historique et un espace géographique où l’attribution systémique et sans commune mesure d’une grande valeur au corps et, son contraire, celle d’une infime valeur au corps s’est produite, c’est à partir de 1492 et dans ce que certains nomment fièrement : le Vieux Continent. La prétendue découverte de l’Amérique, point de départ du mouvement Black Lives Matter, accéléra la pratique de dévaluation de ces corps à travers l’invention de la classification des races et sa conséquence, le déni de civilisation ou d’humanité tout court. Il y avait une urgence à développer les grandes terres vierges d’Amérique pour enrichir l’Europe. Ayant connu l’Afrique, qui rayonnait de sa première grande différence, celle de sa pigmentation, singularisée par ses modes de vie exotiques pour le regard des tenants du pouvoir sur le Vieux Continent, L’Europe lui créa un profil pour le sortir de l’humanité, des homos sapiens, en dévaluant le corps de ses enfants par une théorie raciste passée comme de la science ; une pseudoscience appuyée par une certaine interprétation du religieux. L’esclavage, la première manifestation de cette dévaluation du corps, qui ironiquement le valorise seulement dans sa longue capacité de production gratuite, connaitra une série de rebelles qui aboutira au mouvement Black Lives Matter longtemps après le mouvement abolitionniste et celui un peu plus récent des droits civiques. En Europe, la déshumanisation du Noir nécessita une grande campagne de propagande intellectuelle, et une vraie sophistication du bateau négrier, l’espace où l’Africain capturé et vendu pour un rien découvre pour la première fois la réalité de sa déchéance existentielle avant de poser les pieds sur la plantation, où le marron, sans pancarte ni slogan, se réappropria rudement sa quintessence humaine. Aujourd’hui, chez l’Oncle Sam, la prison a remplacé le bateau négrier, ce conteneur macabre avant le grand assaut des conteneurs de la globalisation économique, eux aussi dépréciateurs de corps et de création productifs locaux dans plusieurs cas.

L’esclavage ne put durer éternellement. Les âmes sensibles, ou du moins les humanistes abolitionnistes—on attaque aujourd’hui les statues à leur effigie- se réveillèrent, forçant le Vieux Continent, transformé par sa boulimique Révolution industrielle avec l’apport de la traite négrière abolie bien après l’indépendance des États-Unis, à inventer une autre identité fondée sur une deuxième forme de dévaluation du corps africain, seul moyen de l’envahir ; on admit son corps au sein de l’humanité mais pas dans celui de la civilisation. Il fallait donc lui donner un peu de cette valeur qui lui manquait : la civilisation. D’où la colonisation, qui ne fut pourtant qu’une confirmation de la survalorisation du corps occidental et ses besoins matériels. Cette pratique de dévaluation du corps africain à civiliser, surtout dans l’Empire colonial français, contrairement à l’approche britannique du Indirect Rule, eut comme résultat la création de grands ensembles coloniaux rigoureusement administrés et imprégnés efficacement par la créativité scientifique au nom d’un bon rendement productif et son transfèrement vers les usines polluantes du Vieux Continent. Mais comme beaucoup de grands penseurs africains l’ont bien montré, y compris Cheikh Anta Diop, civiliser l’Africain consistait à l’aliéner culturellement, donc à dévaluer davantage toutes ses productions culturelles. L’Africain entra dans une grande ère du doute : la crise de la croyance et de la confiance. Comme sur la plantation, où l’acculturation de l’esclave lui a donné un nouvel état civil et une nouvelle religion, lui faisant « oublier » la valeur du patrimoine culturel de la terre de ses origines—une certaine rétention de celui-ci y est visible, néanmoins, comme l’amorce louable d’un retour vers l’Afrique– on ancra dans la colonie le complexe d’infériorité pour imposer une autre vision du monde à passer comme étant plus riche et plus porteur de progrès. La valeur économique, militaire, culturelle, humaine, tout court, s’apprécia colossalement ou prit une envergure titanesque sans précédent pendant que les peuples du berceau de l’humanité passèrent de la maitrise de leurs propres systèmes à l’imitation limitante d’un autre imposé et passé comme essentiel à l’avancée de l’humain. Ils se firent damer le pion et continuent de l’être, leur devenir étant plus celui de dépendants que d’indépendants.

Le temps, faisant sa petite et grande marche, aboutit à la décolonisation que les anciens colonisateurs « préparèrent » d’une façon qui réduisit la valeur de ces indépendances, et donc la capacité du corps africain à produire ce qui lui permettra de briller dans le concert des nations : cette balkanisation ou morcellement en faibles petites nations décriée par les adeptes du panafricanisme. Pourtant, Les puissants de l’Europe qui procédèrent ainsi chantent à tue et à dia la grande nécessité d’une grande union européenne, rempart contre le colosse américain et le Kung Fu man chinois, tout en finançant notre Union africaine incapable de gérer la menace terroriste dans l’ancienne AOF où l’ancien colonisateur a su imposer la sécurité d’une main de fer. Pire encore, les indépendances n’ont pas permis, et Ahmadou Kourouma en a fait ses choux gras, de redonner aux Africains la valeur que leurs gouvernants doivent à leur vie, selon les principes de la démocratie et du respect des droits humains. Sinon comment justifier la mise en place de la Cour pénale internationale que certains ont surnommée la cour pénale africaine ? La vérité exige, cependant, que l’on jette des fleurs à certains leaders qui font de grands efforts. Si seulement ils jouissaient de la liberté de leur corps dans toute sa totalité ! Pire encore, comme le bateau négrier accosta sur nos côtes pour nous signifier la dévaluation de nos corps, comme le train colonial vint participer à la spoliation de nos ressources en empruntant des rails posés par des mains africaines inhumainement endolories, le conteneur, cet outil de la globalisation, vint un peu plus réduire notre « capacité de création […] qui fait la valeur suprême de l’homme » (Nations nègres et culture 14). Même au sein de notre Afrique, les capacités de création butent contre un certain doute. Prenez le cas du Covid-Organics malgache : un silence de malaise freine la divulgation des preuves de son efficacité chez nous. Le meilleur vient toujours hors du continent noir où l’Européen y vivant devient un Expat alors que nos frères et sœurs sont des immigrés légaux ou clandestins chez lui. Pire encore, on vient dévaluer nos monnaies par des prétextes de politiques d’ajustement structurel et mettre le dollar tout comme l’euro au-dessus des nôtres, les inférieurs du système économique mondial, assujettis aux caprices de la spéculation qui n’épargne guère nos chères ressources naturelles. La baisse de leur prix amorce davantage notre paupérisation. Tiens, hier, par exemple, nous avons appris que la Zambie avait un PNB supérieur à celui du Brésil et égal à celui de la Corée du Sud dans les années 60 et 70, un peu comme le Ghana. Au diable la chute des prix du cobalt et du cacao ! L’Afrique, surtout l’Afrique noire, peine ainsi à s’ériger comme un modèle économique qui réduirait à néant tous les préjugés qui pèsent sur l’homme noir. La dévaluation demeure.

Les contextes de colonisation, de décolonisation et de mondialisation ont vu, non la fin de la dévaluation du corps noir, mais ses métamorphoses, comme c’est le cas ici du rapport entre le berceau de l’humanité et le Vieux Continent. De la plantation, on passa au share cropping, un peu l’équivalent du servage du Moyen Âge européen, sans aucun droit à la propriété, encore moins au droit de vote, puis au Jim Crow avec sa manifestation, la ségrégation raciale accompagnée de séances de lynchage abjectes et une limitation de l’accès au droit de s’approprier un logis malgré les sacrifices faits pendant les deux grandes guerres bien après la Grande Guerre de Sécession. Aujourd’hui, la prison s’est substituée à la plantation, et une certaine catégorie de policiers au contremaitre et au chasseur d’esclaves. L’arme à arme fait regretter le chien qui traquait l’esclave et qui s’assurait sain et sauf dans la plantation où sa valeur productive primait sur son humanité. Aujourd’hui, on tue facilement l’homme et la femme noirs parce que leur valeur productive est perçue par certains comme n’ayant aucune véritable valeur. Quelle erreur de jugement déshumanisante ! L’élection d’un président noir ne fit pas grand-chose pour augmenter la valeur du corps noir aux yeux majoritaires qui, pourtant prennent du plaisir à suivre les grands athlètes de la NFL, de la NBA, de la WNBA, et de la NCAA. Les médailles de la gymnaste noire et le succès exemplaire de milliardaires noirs changent la perception du corps noir, mais le mouvement Black Lives Matter montre les limites de cette perception favorable. Tout cela changera que les bons Blancs engagés se ligueront avec les vaillants membres des multiples minorités pour transcender la politisation pernicieuse de la race d’un côté comme de l’autre. Cela se fera aussi quand le panafricanisme aura permis à l’Afrique d’émerger comme la Chine, ce nouveau colosse dont la maturité surprit tous sauf ce nouveau colosse. Nous parlerons alors d’un nouvel ordre mondial synonyme d’une Afrique rayonnante au grand bonheur de ses enfants et des Afro-descendants. La pratique de sa dévaluation prendra alors fin et lui permettra d’être un peu plus ce que l’Égypte antique fut à un temps où le Vieux Continent était à la quête d’une civilisation que la Grèce, s’inspirant du monde pharaonique, lui légua (mal)heureusement.

Mouhamédoul A Niang, PhD
Associate Professor of Franchophone Studies
Colby College
Waterville, ME
USA




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