vendredi 19 avril 2024
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Statue de Faidherbe: Repenser la notion de patrimoine (Par Khadim Ndiaye)

Parmi les arguments brandis par les défenseurs de la statue de Faidherbe, plusieurs considérations sont mises de l’avant. On estime que Faidherbe a déployé des efforts colossaux et louables pour connaître les populations du Sénégal et qu’il a assuré la « stabilité » du pays en terrassant les dernières résistances. Certains affirment qu’il avait fait des faveurs aux musulmans et protégé les gens du Walo contre les assauts des populations maures.





L’argument de la connaissance des populations a été surtout popularisée par l’ex-président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor. « Si je parle de Faidherbe, disait-il, c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître… ». Dans un entretien accordé en 1981 au diplomate français Pierre Boisdeffre, de passage au Sénégal, Senghor insiste sur la sympathie du conquérant : « Faidherbe a été le conquérant de l’intérieur du Sénégal, mais en même temps, Faidherbe s’est fait nègre avec les Nègres, comme le recommandera, plus tard, le père Liberman. Il s’est donc fait sénégalais avec les Sénégalais en étudiant les langues et civilisations du Sénégal. »

Faidherbe s’était effectivement donné comme mission la connaissance des populations du Sénégal. Il s’est fait ethnologue, linguiste, et s’intéressait donc aux cultures et langues locales. À ce propos, l’historien Abdoulaye Bathily considère Faidherbe comme « le véritable fondateur de l’école africaniste française ». Toutefois, les études menées par Faidherbe et son équipe, nous dit Bathily, en plus d’avoir « contribué à répandre chez les peuples d’Europe, les préjugés racistes à l’égard des Africains », devaient servir les objectifs de la conquête : « Les recherches entreprises durant la période faidherbienne avaient un but fondamental fonctionnel. L’objectif poursuivi était la connaissance de la « société » et du « milieu indigène », connaissance sans laquelle ne pouvait se réaliser l’œuvre de domestication des peuples et qui constitue la base de tout système colonial ».

L’histoire, la linguistique et l’ethnologie étaient donc mobilisées pour assurer la domination des populations de la Sénégambie. Il s’agissait de connaître pour mieux assujettir, comprendre pour mieux asservir. Voilà les vils soubassements que le président Senghor ne semblait pas percevoir dans son éloge dithyrambique. Il s’est extasié devant l’érudition et la bienveillance supposée de Faidherbe et a oblitéré ses visées réelles peu louables.

L’érudition et les gratifications au service de l’exploitation coloniale ont été mises en œuvre dans le domaine de la religion. La foi devait aussi servir la conquête.  Faidherbe donna le ton à ce qui devait être la politique musulmane de la France au Sénégal. Il était clair quant aux retombées des « facilités » faites aux musulmans du Sénégal : « En élevant une mosquée à Saint-Louis par imitation de ce qui se passait en Algérie, on n’a pas réfléchi que nous ne sommes pas posés ici pour faire des concessions aux musulmans ; il n’en est pas de même au Sénégal. Mais enfin la mosquée existe et on ne peut revenir là-dessus […]. Dès que la guerre n’absorbera pas plus tous mes moments, je m’occuperai de ces choses-là d’une manière toute spéciale. Il faut que nous arrivions comme en Algérie à amener les marabouts et les prêtres musulmans des villes à se rallier complètement à nous et à nos idées. On sévira contre les récalcitrants. Mais une mesure complémentaire de l’exigence que nous montrerons à l’égard des musulmans, ce sera l’établissement d’écoles françaises pour les jeunes musulmans… ».





On soutient également, sans aller au fond, que Faidherbe a défendu les gens du Walo contre les populations maures. Les relations entre le Walo et le Trarza en pays maure sont anciennes. Ces relations ont été ponctuées par des guerres et des alliances. Une relation matrimoniale avait été scellée par l’union du roi des Trarza et de la reine du Walo. De cette relation naquit un fils, Ely, que Faidherbe combattit pour ses visées pour le trône. Les Français ont très tôt considéré le Walo comme leur possession. Ils ne pouvaient y tolérer la présence des Maures. C’était le vœu d’un gouverneur prédécesseur de Faidherbe, Bouët-Willaumez. Un texte du 8 mai 1819 stipulait que la France devait se faire « céder en toute propriété et pour toujours les îles et toutes les autres positions de terre ferme du Royaume du Waalo pour la formation de tous établissements de culture ».

Faidherbe écrit le 7 mai 1857 au roi des Trarza Mohamed El Habib pour affirmer son droit de possession du Walo : « Quand au Walo que nous avons acheté en 1819 et conquis en 1854, nous le garderons envers et contre tous ». Dans une autre lettre datant du 13 mars 1858, et adressée à Natago Fall, Faidherbe s’attribue le titre de « Brak » (prince), menace et réaffirme sa propriété sur le Walo: « Vous savez que le Walo est à moi et qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre brak que moi. Vous êtes donc mes captifs et vous devez m’obéir. Voilà ce que je veux que vous fassiez. »

Faidherbe a agi au Walo comme il l’a fait dans les autres parties du Sénégal : en s’alliant avec certains au détriment d’autres. Il n’a pas hésité à s’emparer du Walo qu’il disait protéger des Maures. Concernant l’argument de la libération des populations du Walo, l’historien Yves Saint-Martin note : « Puisque Faidherbe avait été nommé pour appliquer ce programme [s’emparer du Walo], il ne pouvait avoir de doute sur l’approbation ministérielle. De plus, en écartant les Trarza au profit des Français, il se présenterait comme le champion de l’ordre et le protecteur des Noirs, trop souvent rançonnés et razziés par les Maures. ». Toutefois, son action était moins de défendre le Walo que de protéger les intérêts de l’administration coloniale et des traitants. Ces commerçants de Saint-Louis devaient, dans l’optique de Faidherbe, contrôler cette zone, car « La présence permanente de la France au Walo, relève Yves Saint-Martin, ne pourrait que les encourager dans ce dessein », celui de contrôler le commerce, la production de mil et d’arachides.

La libération proclamée des Noirs n’avait donc qu’un seul but pour Faidherbe : les placer sous le joug de l’administration coloniale et des appétits de ses amis traitants et négociants européens. C’est d’ailleurs pour protéger les traitants, que Faidherbe a incendié des villages entiers soupçonnés d’abriter des biens leur appartenant. Voilà pourquoi, en protégeant et en se mettant au service des réseaux d’affaires, Faidherbe doit être considéré comme un des grands précurseurs de la Françafrique.

Par ailleurs, quand on parle de retrait de la statue de Faidherbe, un contre-argument est souvent brandi : toucher à une telle statue, c’est effacer l’histoire, dit-on. Cette façon de voir est, à tout bien considéré, une confusion intellectuelle et découle d’une incompréhension du problème tel qu’il se pose.

Demander le retrait de la statue de Faidherbe, ce n’est ni réclamer la suppression de ce personnage des manuels d’histoire ni exiger qu’il ne soit plus enseigné. Ce qui est dénoncé, c’est sa présence et sa mise en avant dans l’espace public. Ceux qui s’arc-boutent sur l’argument de « l’effacement de l’histoire » confondent enseignement de l’histoire et éléments du patrimoine auxquels on accorde de l’importance et que l’on choisit de conserver dans l’espace public. L’histoire du fait colonial avec ses différents personnages et péripéties est bien enseignée, mais la question du legs à promouvoir interpelle, elle, la notion de patrimoine. On peut bien enseigner une histoire douloureuse sans statufier des bourreaux et sans les inclure dans les héritages à valoriser publiquement et à transmettre à la postérité. Il est important donc de repenser la notion de patrimoine public dans une ex-colonie.

En 2017, en pleine polémique sur la statue de Faidherbe, le directeur du patrimoine culturel, Abdou Aziz Guissé, avait soutenu que la statue, qu’elle soit chargée positivement ou négativement, fait partie du patrimoine architectural et historique et que, de ce fait, elle devait être maintenue. Mais qu’est-ce qui peut être considéré comme patrimoine? Doit-on exhiber sur l’espace public le portrait ou la statue d’un conquérant colonial tout en se réfugiant derrière l’argument du patrimoine?

Si comme le définit l’Unesco, le patrimoine est l’ensemble de ressources héritées du passé, mises à disposition pour le bénéfice des générations futures et comprenant non seulement le patrimoine matériel, mais aussi le patrimoine naturel et immatériel, les critères mis de l’avant pour le définir doivent être pensés différemment dans un pays qui porte en lui les stigmates de la colonisation et qui cherche ses repères. Le patrimoine entre dans ce qu’on appelle le processus de mémoire. C’est une série de choix et d’exclusions. Il est constitué d’éléments que nous choisissons de conserver et que nous décidons de transmettre aux générations à venir parce que nous leur donnons une valeur symbolique.

Que doit être l’idéal patrimonial d’une ex-colonie? Quels vestiges du passé valoriser? Quels personnages historiques, objets et sites patrimoniaux mettre de l’avant? Autour de quels objets et lieux historiques devons-nous rassembler nos populations? Quels sont les éléments que nous donnons à voir, sur lesquels nous fondons notre patrimoine, qui donnent du sens à notre présent et annoncent des promesses pour notre futur?





Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aucune statue d’un conquérant colonial n’a été installée pour les beaux yeux des colonisés. Une statue coloniale est un attribut de domination. C’est la consécration d’une idéologie meurtrière fondée sur une suprématie. C’est un objet de pouvoir qui exprime une ascendance sur le plan symbolique. Un personnage comme Faidherbe était venu en conquérant et persécuteur et l’avait du reste bien exprimé : « Noirs Sénégalais, pénétrez-vous bien de cette idée, que nous sommes appelés à devenir les maîtres, disons mieux, les bienfaiteurs de ce pays. Ne résistez pas au mouvement, vous seriez brisés », menaçait-il à l’occasion de la remise des prix aux élèves de l’École des otages et l’École laïque réunies en 1860.

La statue d’un conquérant colonial est un vestige d’une hégémonie. Par elle, on cherche à imposer une forme d’accoutumance à la figure d’un oppresseur. Elle a une fonction réelle : dans un pays colonisé, elle est destinée au présent et à la postérité et elle sert à exalter la gloire passée et à immortaliser la mémoire de la conquête. Il est d’ailleurs édifiant que le président français, Emmanuel Macron, ait choisi en 2018 au Sénégal, de faire symboliquement un discours sur la Place Faidherbe à Saint-Louis devant…la statue de Faidherbe.

Cette statue de Faidherbe à Saint-Louis a été inaugurée le 20 mars 1887 pour célébrer la victoire des baïonnettes et des canonnières. La prise de contrôle du territoire était désormais rendue possible par l’anéantissement d’un des derniers obstacles, le souverain Lat Dior, tué un an avant, en 1886. Seul le résistant Mamadou Lamine, écrivait Faidherbe, « quoique très éloigné de la grande ligne des postes, était encore une menace pour la colonie ». La « tranquillité » et la « paix » sont obtenues au prix d’une féroce conquête militaire qui a fait des milliers de morts. Rien n’empêchait désormais l’instauration de l’économie de traite, le travail forcé, l’éducation coloniale, l’assimilation culturelle et la mise en dépendance de la colonie.

La redéfinition des objets du patrimoine est une priorité nationale. C’est d’ailleurs tout le débat actuel aux États-Unis. La présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi a appelé au retrait de 11 statues du Capitole représentant des soldats et des responsables confédérés esclavagistes, au motif que ces statues célèbrent la haine et non pas des éléments devant figurer dans le patrimoine des États-Unis.

Le président français, Macron, a préféré, lui, le conservatisme avec l’argument confus du non-effacement de l’histoire. Pourtant en France, les éléments du patrimoine ont été retouchés à plusieurs reprises. Les corps de Jean-Paul Marat, de Mirabeau, n’ont-ils pas été transférés au Panthéon et célébrés comme héros avant d’en être exclus? La statue du Maréchal Pétain n’a-t-elle pas été retirée de la ville de Vichy? On reproche à Pétain d’avoir collaboré avec l’ennemi allemand. On estime que son nom, sa statue et ses portraits sont indignes de figurer dans le patrimoine de la France. Pourtant Pétain, nonobstant l’intelligence avec l’ennemi durant l’Occupation, a été le grand soldat de la Grande Guerre, un des grands artisans de la victoire de Verdun. Pourquoi Macron ne va-t-il pas jusqu’au bout de sa logique de conservation des traces et demander le replacement de la statue du Maréchal Pétain?

Repenser le patrimoine dans une ex-colonie, c’est sortir de la gloire de la conquête coloniale et apaiser l’espace public. Les vestiges que nous préservons du passé nous renseignent beaucoup sur nous-mêmes, sur nos choix et sur les héritages que nous voulons léguer aux générations futures.  Au colonisé ou à l’ex-colonisé qui a vécu les affres du Code de l’indigénat, à qui on a dénié l’histoire, la morale, la religion, les héros, etc., il serait bien, à des fins curatives, de valoriser les lieux, les figures de résistance locales qui incarnent la haute stature morale, les personnages historiques qui revigorent la fierté et l’estime perdues. C’est le rôle du patrimoine de répondre à cette exigence et de faire des choix décisifs qui donnent du sens au présent et au futur.





Khadim Ndiaye

Montréal, Canada

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